Il ne l’avait pas vu venir. D’abord il n’aurait pas été capable de mettre un nom là-dessus. Ca avait commencé par de petites choses. Oh, deux fois rien pensait-il. Juste un léger découvert sur son compte bancaire professionnel. Et puis aussi, il commençait à se demander chaque mois, s’il arriverait à payer cette facture et puis celle là, à payer ses impôts locaux, peut-être pourrait-il demander à les payer en plusieurs fois. Il avait bien pensé à les mensualiser, mais rapidement il avait eu d’autres priorités. Il fallait payer les réparations de la voiture familiale et puis aussi il avait fallu qu’il change ses lunettes de vue ; là aussi il avait dû s’y reprendre à deux fois, et encore, c’était difficile, surtout quand il avait vu le peu de remboursement de sa mutuelle. Son compte bancaire personnel était désormais aussi dans le rouge. Impossible de combler le trou ; sur l’autre compte, il avait dépassé son découvert autorisé. La banquière lui avait écrit « de faire un usage minimum de ses moyens de paiements ». Voilà, c’était dit, à 54 ans, il était réprimandé comme un écolier.
Depuis quelques temps aussi , il avait commencé « à faire gaffe en faisant les courses ». Il avait remarqué que son caddie continuait à coûter aussi cher, mais avec moins de choses dedans. Oh bien sûr, son caddie ne ressemblait pas encore à certains de ceux qui lui faisaient de la peine : des petites gens, des petits retraités (comme lui plus tard ?) qui remplissaient leur caddie avec des produits « low cost ». Avec l’eau la moins chère et les « marques repères ». Certains avaient même la calculette à la main pour « rentrer dans le budget ». Pour les sorties et les fringues, cette année, c’était pareil : le strict minimum. Les tickets resto étaient vraiment les bienvenus, les échanges de fringues dans la famille aussi. Plus dur pour les bouquins. Tous achetés en version poche bien sûr ! Heureusement qu’il y avait cette médiathèque, un vrai trésor, avec des gens sympas, et la possibilité de continuer à lire des BD, d’emprunter de bons disques.
Evidemment, il continuait à travailler. Mais il avait dû diminuer ses jours de travail depuis son accident. Il ne parvenait plus à tenir la cadence. Travailler sept jours consécutifs dans son métier d’infirmier à domicile lui était devenu impossible. Trois fois déjà qu’il était « passé sur le billard », pour des hernies inguinales dues aux efforts répétés à soulever les malades. Il devrait dans quelques jours se faire opérer à nouveau. Encore une hernie, son corps comme sa banque commençait à le lâcher. Il commençait à déprimer un peu. Surtout qu’il venait d’apprendre qu’il devrait travailler encore plus longtemps. Il avait calculé qu’avec « les trous » dans son parcours, il devrait travailler jusqu’à 69 ans pour espérer avoir « une retraite à taux plein ». Il savait bien que ce ne serait pas possible, qu’il ne pourrait jamais y arriver. Parmi ses collègues féminines, aucune n’avait jamais tenu jusqu’au bout. Elle étaient toutes parties avant d’avoir toutes leurs années, « avec une décote ».
Voilà, c’était bien ça qu’il ressentait. Il sentait bien qu’il serait « décoté », qu’il était sur cette pente. Hier encore, il était allé manifester. Il avait, avec sa compagne, distribué des tracts sur le trajet de la manifestation. L’ambiance était bon enfant, beaucoup de gens leur avaient réservé un bon accueil. Sauf à cette terrasse de bistrot d’où il s’était fait viré : « le Victor Hugo ». Alors, bravache, il avait demandé au serveur, si cela ne lui posait pas un problème d’empêcher quelqu’un de distribuer quelques tracts, de discuter un peu de cette réforme des retraites. Quand même, ce café s’appelait bien le « Victor Hugo ». Et il était célèbre pour quoi Victor Hugo ? Il ne prenait pas la défense des pauvres, Victor Hugo ? Il n’était pas pour une école publique et gratuite, Victor Hugo ? Il ne disait pas que « la connaissance éclaire l’esprit, comme la lumière le jour ? » Et ben voilà, justement, je cherchais juste à éclairer la lanterne de quelques flâneurs et celle d’un serveur qui voulait préserver la « tranquilité de la clientèle »
Nous avons eu plus de chance avec Maryline, dont nous avons fait la connaissance avant le départ de la manif. Elle lisait « Germinal » de Zola. Presque trop beau pour être vrai ! Alors, je lui ai glissé « un marque page de classe internationale » , le programme du « Front de Gauche » sur les retraites. Et elle est venue manifester avec nous, Maryline, la cuisiniste, qui avait un jour de congé au soleil du Sud Est.
Et puis ils étaient rentrés à la maison, après cette journée solidaire avec les syndicats qui avaient organisé la manifestation contre « la réforme des retraites. Dans cette maison où cette année, pour la première fois, ils étaient restés pendant leurs vacances. Alors ils avaient, avec sa compagne fait « contre mauvaise fortune bon cœur ». Oh bien sûr, ils habitaient dans une belle location, un pavillon qu’ils avaient refait à leur goût… Ah, « les petits bourgeois ! » Et puis d’autres soucis les contraignaient à rester sur place ; Et de toute façon, ils auraient été dans la famille, parce que depuis plusieurs années déjà, c’était un « choix contraint et forcé ». Parce qu’ils devaient soutenir leurs deux enfants : d’abord pendant leurs études et ensuite à cause des contrats précaires, des périodes de chômage.
Pour eux deux, les parents, ça tenait encore. Ils avaient chacun un boulot. Ils étaient dans la classe moyenne comme on dit. Mais ils se disaient que c’était en train de changer. Ils ressentaient comme une sorte de glissement vers le bas. Comme une pente inexorable avec un futur incertain. Ils se sentaient concernés par « l’espérance de vie en bonne santé ». Ils avaient déjà tous les deux des pépins de santé. Ils ressentaient la fatigue du travail avec plus d’acuité. Ils mettaient plus de temps à se remettre du rythme imposé à tous. Le plan senior, tu parles ! Avec la valse des chefs et sous chefs, toujours prêts à satisfaire aux exigences de la direction. Et puis, il ne faisait pas bon se plaindre dans cette société, dans ce monde efficace, ce monde de productivité. Pas bon de vieillir dans cette société là. Il valait mieux serrer les dents qui restaient et mettre sa crème antirides. Pour tenter de rester dans le coup, pour ne pas perdre son boulot, pour faire face, pour faire « bonne figure ». Mais le malaise était là, insidieux. Ils commençaient à se sentir « déclassés » oui c’était bien cela qu’ils craignaient, le déclassement . Il ne fallait plus grand chose, que l’un d’entre eux se retrouve dans un « plan social » par exemple et ça serait fait. Ca serait vraiment là cette fois. Ils passeraient au fond de la classe : de classe moyenne à populaire, même si ce n’est pas un gros mot. Ce serait… le grand déclassement.
Fransoisdesbois