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Billet de blog 16 décembre 2021

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LETTRE A SACHA GUITRY

Les méninges s'échauffent pour choisir les cadeaux de Noël. Pourquoi donc ne pas (s)'offrir un coffret DVD Sacha Guitry ? Rien de plus vif et de plus enchanteur que ce champagne intellectuel ! L'occasion, ici-même, de rétablir certaines vérités sur ce personnage hors-norme, régulièrement génial.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Sacha Guitry

Cher Sacha,

Vous prêtez votre esprit à ceux qui n'en ont pas toujours.

Avec quelques auteurs, vous êtes l'un de mes amis, parmi les plus intimes.

Si je vénère, et ô combien, le talent cristallin de Maupassant, si j'aime le sourire triste de Marcel Aymé, la plume-scalpel de Montherlant, l'anarchie maitrisée de Céline, je suis à genoux devant votre humour corrosif et vos caresses décapantes.

L'admiration que j'ai pour vous se double d'un immense amour pour l'homme admirable que vous fûtes.

Oui, admirable.

Les idiots qui continuent d'insinuer que votre comportement pendant la deuxième guerre ne fut pas joli-joli me consternent.

Ce soir, permettez que je devienne l'avocat de votre mémoire.

C'est que je l'ai consulté votre fameux "dossier d’instruction".

Il est vide, vide au point que deux journaux de l'époque vont passer cette annonce incroyable : "Cherche personne à charge contre monsieur Sacha Guitry".

Et personne ne se présentera.

Votre avocat prendra connaissance du dossier.

Il lira : " Motif de l'arrestation : ignoré ".

A votre question : " Qui m'accuse ? ", on vous répondra : " Tout le monde " !

- "Mais qui donc a pu me dénoncer ? "

- "Personne …"

Finalement, faute de mieux, on trouvera ce terme : "Intelligence avec l'ennemi".

Cher Sacha,

Il faut expliquer aux gens l'origine de tous les fantasmes qui encombrent, aujourd'hui encore, votre souvenir.

Votre malheur est venu qu'un soir, à l'issue d'une représentation, un officier allemand vous demande ce qui pourrait vous faire plaisir. Une manière pour lui, sans doute, de vous remercier du bonheur qu’il avait eu à vous voir jouer.

Alors, du tac au tac, vous lui avez répondu : "Libérer mon ami Tristan Bernard qui est "d'origine juive". "

Et l’officier allemand, contre toute attente, a surenchéri : " Cher Maître, donnez moi 10 noms et je ferai libérer ces personnes !"

Remerciements.

Et embarras.

Certes, il y avait Tristan Bernard à faire libérer, mais qui d'autres encore ?

Vous avez donc demandé des noms autour de vous.

Ce ne fut pas difficile.

Enfin, les 10 noms recueillis, vous êtes venu remettre la liste, dès le lendemain, à l'officier allemand.

Et dans les jours qui ont suivi, Tristan Bernard a été libéré avec les 9 autres personnes.

Bonheur ? Oui, bien sur...

Mais GROSS malheur aussi.

Dès ces multiples libérations, le bruit a couru dans tout Paris que vous étiez "si bien avec les Allemands" que vous aviez le pouvoir de faire libérer quiconque.

Poison de la rumeur, qui a enflé comme un gros furoncle.

A la Libération, on est donc venu vous arrêter.

C’était le 3 août 1944, au petit matin.

Vous étiez vêtu d'une robe de chambre. A vos pieds, de simples mules.

Votre terreur, alors, n'était pas que l'on vous brutalise, mais que l'on pille votre maison-musée.

Par chance, un homme armé s'est proposé pour garder votre demeure, mitraillette au poing.

Cet homme, c'était Alain Decaux.

Mais oui.

Et personne n'a touché à vos trésors.

On vous reprochait votre succès, votre argent, et d'avoir "fait bombance" pendant l'Occupation. C'était, il est vrai, très provocateur quand Paris, alors, crevait de faim.

Cependant, personne n'a cru bon de préciser que vous aviez défendu de jouer vos œuvres en Allemagne et que, discrètement, vous entreteniez quantité d' amis et de confrères tombés dans la panade.

"J'ai été inconscient, mais je n'ai pas manqué de conscience" direz-vous.

En somme, voyez-vous, il ne fallait pas rester en France.

Vous auriez dû monter dans le bateau avec Jouvet ou Breton...

Direction les États-Unis ou l'Amérique du Sud.

Mais non.

Vous avez préféré perpétuer l'esprit français dans les théâtres de la capitale.

Intelligence avec l'ennemi ?

Vous avez répondu : "Je crois, en effet, n'en avoir pas manqué".

Quelle maladresse, tout de même, de publier un livre avec pour titre : "De Jeanne d'Arc à Philippe Pétain ".

Tant pis si l'Histoire a oublié que l'intégralité des produits de la vente de ce livre a été reversée au profit de l’Union des Arts...

Mon cher Sacha,

Après avoir subit le dépôt, Le Vel d'Hiv, Drancy et la prison de Fresnes… on vous a enfin libéré.

Votre procès s'est terminé par un non-lieu... trois ans après votre arrestation.

C'était le 8 août 1947.

Est-il utile de préciser qu'au cours de cette instruction, AUCUN de vos "libérés" parmi ceux dont vous aviez couché le nom sur la liste, n'est venu témoigner en votre faveur ?

Comme c'est triste, parfois, un être humain...

Voilà.

Contrairement à vos œuvres, cette lettre est bien longue.

Mais il n'est pas vain, je crois, de rappeler tout cela...

F.

Illustration 2
Sacha Guitry

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