Durkheim était issu d’une vieille famille de rabbins, de père en fils, sur huit générations au moment de sa naissance à Épinal en 1858. Il était destiné à prendre le relais de son père Moïse Durkheim. Le jeune Émile quitte l’école rabbinique pour l’école publique à laquelle il va consacré sa vie, son énergie, ses enseignements, de professeur de lycée à professeur d’université. Avec un sens aigu de la transmission de la connaissance, entre le droit, l’économie, la pédagogie et même la science politique. Bernard Lacroix le présente, par exemple, comme l’ancêtre des théories du développement politique.
A l’Université de Bordeaux, entre 1887 à 1902, Durkheim, nommé chargé de cours en « science sociale et pédagogie » pose les bases de la discipline dont il devient le père fondateur : la sociologie. A la fin de sa vie, il est détenteur de la première chaire de sociologie à la Sorbonne. Il n’a obtenu aucune autre distinction honorifique. En revanche, ses biographes posthumes, au moins aussi nombreux à l’étranger qu’en France, lui ont consacré des recherches et des ouvrages qui renouvellent sa pensée en l’adaptant à des contextes différents du sien, sans pourtant mettre sous silence les apories liées à la socialisation de Durkheim, entre la fin du 19ème siècle et le début du 20ème siècle.
Dans ce contexte, c’est un jeune étudiant turc qui va dénicher dans les archives de la famille de Durkheim les textes de l’auteur concernant l’Etat, la démocratie, le lien social et leurs limites. Devenu plus tard doyen de la faculté de droit de l’Université d’Istanbul, le professeur Hüseyin Nail Kubali publie en 1950 les textes fondateurs de la pensée durkheimienne concernant, l’Etat sous un titre aussi sobre que l’était Emile Durkheim : Leçons de sociologie. Kubali écrit : « J’avais, en 1934, entrepris à Paris la préparation d’une thèse de doctorat en droit sur L’idée de l’Etat chez les précurseurs de l’École sociologique française. Il m’avait alors paru indispensable de connaître tout d’abord la pensée exacte de d’Émile Durkheim, fondateur de cette école, sur le problème de l’Etat ».
Croisements laïcs
Les questions ont été nombreuses dans le champ global de la sociologie sur les raisons qui expliquent que ce soit un professeur de droit en Turquie qui ait publié en premier, et en Turquie d’abord, des textes fondateurs de Durkheim sur l’Etat, la démocratie, la morale civique. Pour comprendre, il faut sans doute croiser les préoccupations de Durkheim, sociologue de l’intégration, de la cohésion sociale, dans la III° République d’une part et, d’autre part, le tournant turc des années 1920 vers un Etat laïc dans un pays à majorité musulmane. Durkheim a vécu dans ce que Bernard Lacroix a rappelé comme étant « la république des comités », autant que Kubali a vécu dans une société politique en voie de sécularisation. Leur convergence se situe sans doute autour de la construction de l’Etat de droit, de la laïcité, dans des situations de tensions sociales et religieuses. Ce que Kubali soulignait déjà pour la Turquie se retrouve plus tard dans toutes les aires où l’on étudie la sociologie : « Nombreux sont, en effet, chez nous ceux qui, comme moi-même, portent plus ou moins l’empreinte de l’École durkheimienne. Il n’est donc pas étonnant que la Turquie se considère comme l’un des ayants droit à l’héritage de cette sociologie ». Hommage d’un laïc à l’autre, issus respectivement de deux socialisations familiales différentes, musulmane sunnite et juive ashkénaze.
L’éducation constituait pour ce savant de la Troisième République, ce pot commun qui permet à toutes les identités sociales et culturelles de se retrouver et, davantage qu’un projet commun, de partager des valeurs communes. Dans une formule devenue célèbre, il écrivait que « l’éducation n’est donc pour la société que le moyen par lequel elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de sa propre existence ». La pédagogie était au centre de ses écrits, de ses cours et de son objectif : fonder une « physique des mœurs » : la sociologie.
Après avoir passé avec succès deux baccalauréats, scientifique et littéraire, ses classes préparatoires à Louis-Le-Grand , il affronte le concours de Normale Sup. Les portes de la fameuse « rue d’Ulm » lui sont ouvertes au bout de la troisième tentative. Après l’obtention de son agrégation, il va enseigner dans plusieurs lycées et dans plusieurs régions de France. Il obtient avec un brio souligné par son jury de thèse un doctorat en philosophie. Héritier entre autres d’Auguste Comte en France et de Ferdinand Tönnies en Allemagne, sa thèse est marquée par l’évolutionnisme du 19ème siècle. Il suppose que toutes les sociétés convergent vers le même horizon, avec un glissement progressif vers de ce que l’on nommerait aujourd’hui des identités de classes au détriment des identités de castes.
Bordeaux, berceau silencieux de la sociologie française
Ses écrits vont lui valoir un recrutement comme Chargé de cours à l’Université de Bordeaux en 1887. Une nouvelle vie commence dans la capitale Girondine. Ce sont des années fastes et sans doute les plus productives de l’auteur. Le natif d’Épinal incarne à cette époque une laïcité qui prône la séparation entre l’intime et le politique. Une frontière entre l’espace privé et l’espace public. Entre la foi et la Raison. Les années bordelaises de Durkheim signent une véritable montée en puissance du jeune enseignant. La naissance de la sociologie devient une réalité dans la ville du roman médiéval d’Aliénor d’Aquitaine.
José Prades, professeur de sciences politiques et sociales à l’Université de Montréal explique : « Bordeaux devient ainsi le laboratoire où Durkheim va affronter l’importante mission dont il est investi ». Lorsque l’Affaire Dreyfus » éclate Durkheim, ami de Jean Jaurès, est à Bordeaux. Le contexte politique est sulfureux. Un journaliste de renom, Edouard Drumont, peut publier avec succès un pamphlet antisémite en 1886 : La France juive. Le capitaine Dreyfus est injustement inculpé, condamné pour « trahison » et envoyé au bagne de Cayenne en 1894. Le célèbre « J’accuse !... », réquisitoire détaillé et implacable d’Emile Zola contre les officiers qui accusent Dreyfus, est publié dans la le journal L’Aurore n° 87, du 13 janvier 1898. L’ambiance est électrique. Zola doit s’exiler à Londres, suite à un procès en « diffamation ». Quelques intellectuels rejoignent les dreyfusards et signent une pétition dès le 15 janvier 1898. Durkheim en fait partie aux côtés de quelques intellectuels dont Claude Monet, Jules Renard et Marcel Proust.
En 1995, un siècle après la publication de l’ouvrage fondateur de la sociologie française, Les Règles de la méthode sociologique, Charles-Henry Cuin, professeur de sociologie à l’Université de Bordeaux 2, organise un colloque international pour célébrer ce centenaire. Les participants arrivent des quatre coins du monde. A leur arrivée dans les locaux de l’ancienne faculté de pharmacie qui abritait le colloque, Place de la Victoire, les unes et les autres manifestaient la même surprise. Aucun amphithéâtre, aucune allée, aucune coursive ne portait le nom de Durkheim. Ils étaient venus avec l’idée que la ville et l’université où la sociologie française était née avaient gardé des traces mémorielles du savant. Il n’en était rien. Un amphithéâtre portant le nom de Durkheim a été construit par la suite, à la faveur du déménagement du département de sociologie, du Campus de Talence vers la Place de la Victoire.
Une petite plaque a été posée à l’entrée de la maison qu’occupa Durkheim lors de ses années bordelaises. A la lisière de la commune de Bordeaux et celle de Talence. À Sciences Po Bordeaux, le Centre de d’Études et de Recherches sur la Vie Locale (CERVEL), a été rebaptisé « Centre Émile Durkheim », en hommage au caractère multidisciplinaire de la méthode durkheimienne qui inspire les pratiques scientifiques de ce centre. Plus récemment, le sociologue Matthieu Béra se pose les mêmes questions que les héritiers de Durkheim formés à Bordeaux sur cette curieuse absence mémorielle du « limier » de la sociologie française dans la cité de Montesquieu.
Les années parisiennes, entre engagement et souffrances
Durkheim monte donc à Paris en 1902. Son travail académique se double d’un engagement de polémiste au service de la morale républicaine. En 1907, il est promu et obtient la Chaire de sociologie de la Sorbonne. Si son activité scientifique se poursuit avec intensité, notamment avec la coordination de la revue qu’il a fondé avec quelques collègues et son neveu Marcel Mauss, L’Année sociologique, ses conférences et prises de parole se démultiplient. La guerre éclate et son fils, André Durkheim, jeune normalien est appelé au front d’Europe centrale. Le lieutenant d’infanterie André Armand Durkheim tombe au combat, en Bulgarie, le 15 décembre 1915. Il avait 24 ans. Ce drame intervient un peu plus d’un an après l’assassinat de Jean Jaurès, grand ami de Durkheim, tombé sous les balles le 31 juillet 1914 à Paris.
Jaurès comme Durkheim éteint des opposants à la guerre. Durkheim va éprouver un immense chagrin de la mort de son fils, âgé de 23 ans et de son ami Jaurès. Ses amis lui offriront un buste à son image en 1913. Hommage symbolique dont il dit simplement : « il est très beau ». Ce buste trône dans la bibliothèque des sciences humaines et sociales de l’actuelle Université Paris Cité anciennement « Paris Descartes ») depuis le colloque « La fin de vie de Durkheim » qui lui a été consacré à l’occasion du centenaire de sa mort le 15 novembre 2017 à la Sorbonne.
Durkheim est mort le 15 novembre 1917. Il incarne autant un cours magistral de sociologie qu’une leçon inaugurale de laïcité. La commémoration de sa mort constitue l’occasion de rappeler l’universalité de son idéal, de la laïcité aux droits de la personne humaine. Certains écrits contemporains, d’auteurs très différents, nous rappellent que la foi que nous devons avoir en l’humain passe par le respect absolu de sa personne. Ce respect détermine la protection de toutes et de tous. Achille Mbembe nous rappelle fort justement que nous sommes « de passage ». « Être de passage, c’est cela finalement la condition humaine terrestre. Assurer, organiser et gouverner le passage et non instruire de nouvelles fermetures, telle est la tâche de la démocratie à l’ère planétaire ». Au fond, Gilles Lipovetsky, ne disait pas autre chose en arguant que « dans un peuple démocratique, chacun ressent spontanément la misère de l’autre ». Nous touchons du doigt les limites de notre démocratie.
Dans une France où certaines voix masquent à peine leur islamophobie, sous le couvert commode du mot « laïcité », dans un pays où se démultiplient des actes antisémites, il faut mettre un terme à cette cacophonie morbide et mortelle. Durkheim aurait parlé d’une société « anomique ». Les tragédies israélo-palestiniennes actuelles sont le théâtre lointain et le miroir sans tain de tensions anomiques en France. Durkheim mérite d’être conté à nos enfants. De même, il mérite à titre posthume la légion d’honneur qu’il a inscrite dans les cœurs et les têtes avides d’une République bienveillante, reconnaissante et soucieuse de transmettre savoirs et connaissances nécessaires.
Fred Eboko