- Je ne te salue pas ce matin, Faucheuse, car tu as encore sévi dans mes rêves. Pourquoi me faire mourir la nuit et me laisser vivre aux aurores ?
- Plutôt que de m’agresser, Jérôme, tu devrais me remercier de t’avoir encore accordé un sursis, d’autres n’ont pas eu cette chance, cette nuit. J’aime bien te faire peur, me repaître de tes cauchemars jusqu’au moment où tu te réveilles en sursaut, ta couche trempée de sueur. Le temps de reprendre tes esprits, de sentir ton corps chaud, de constater que tu vis !
- Tu es perverse de jouer au chat et à la souris, de me torturer. N’as-tu pas autre chose à faire ?
- Bien sûr que si. Tu te crois seul au monde alors que dans mon rayon d’action, j’ai des milliers de personnes à m’occuper. Il faut bien que je remplisse mon quota, que je sévisse partout où cela est nécessaire. Je suis seule à exécuter ce travail titanesque. Je dois être partout à la fois, sans une minute de repos.
- Contente-toi, Faucheuse, de faire mourir les gens d’un seul coup, sans les titiller à longueur de vie. Tu ne peux t’empêcher d’instiller à ton gré la perspective de la mort dans l’esprit des hommes alors qu’ils savent une fois pour toute qu’ils sont mortels. A quel jeu démoniaque, joues-tu ?
- Voilà une bonne question, Jérôme. Jusqu’à l’échéance ultime il est nécessaire de te rappeler, de temps à autre, que tu es mortel. Ne serait-ce que pour tu apprécies la vie à sa juste valeur, te faire entendre raison. Trop de gens se laisse aller à faire n’importe quoi.
- Tu me prends pour qui ? Tu te trompes à mon sujet, je ne suis pas celui que tu crois. J’aime la vie et je m’applique à la rendre la plus agréable possible et celle de mes semblables aussi. Tes avertissements, Faucheuse, me sont néfastes, ils me rendent triste, inquiet, me compliquent l’existence. Ils provoquent le contraire de ce que tu prétends. C’est pour te donner bonne conscience, justifier ton comportement infâme. Je te hais !
- Vas-y, laisse-toi aller, déteste-moi, griffe, crache ton fiel si ça te fait du bien. J’en ai l’habitude depuis le temps que l’on me cloue au pilori, que l’on me mortifie comme une vulgaire trainée. Cela ne changera rien à mon plan te concernant, tout est prévu d’avance et crois-moi, je ne vais pas t’oublier. Car ta vie, toi Jérôme, sous prétexte de passer inaperçu, de rentrer dans le moule,tu as tendance à te la faire trop belle !
- Oui, j’ai compris, tu auras toujours le dernier mot, quoique qu’on dise ou qu’on fasse. Tu es une mante religieuse qui se délecte en donnant la mort. Tu ferais mieux de t’occuper des mauvaises gens ou plutôt leur donner la mort au plus vite, avant qu’ils continuent à commettre le mal. Arrête d’embêter les gentils avec tes idées noires. Et d’abord, de quel droit te permets-tu d’accomplir cette tâche putride ? Au nom de qui ? De Dieu ? De Satan ?
- Jérôme, j’ai le pouvoir de donner la mort et je ne me pose pas de questions d’ordre métaphysique. Je suis un éboueur, je rends service à l’humanité, je débarrasse, je nettoie, parfois avec plus de célérité que d’autre, en employant les grands moyens lorsque c’est nécessaire.
Je suis déboussolé, anéanti,je n’en croie pas mes yeux. Le combat contre cette chipie est inégal, perdu d’avance. Elle est d’une froideur qui me glace le sang avant qu’il se coagule peut-être définitivement dans mes veines. C’est sans doute un signe avant-coureur qui se concrétisera tôt ou tard, mais à quoi bon y penser. Je vais rompre les ponts avec elle, ne plus lui adresser la parole,la dénigrer, l’ignorer, la snober comme si elle n’existait pas. Chasser la Faucheuse de mon esprit chaque fois qu’elle se manifestera.