L’Union européenne n’est pas un projet politique. C’est un processus sans fin, un mirage institutionnel suspendu entre ciel réglementaire et terre technocratique. On ne sait plus si elle avance ou si elle patine, si elle construit ou si elle dissimule son vide sous des couches de directives. Ce n’est pas une démocratie, mais une construction juridique faite pour empêcher tout retour en arrière : la CECA au charbon et à l’acier, Schuman pour la paix, Monnet pour l’engrenage. L’Europe est irréversible. Par décision de ses architectes, pas de ses peuples.
Le marché commun a glissé vers l’euro, les traités se sont empilés, la souveraineté s’est dissoute dans la jurisprudence. Ce n’est pas un peuple qui a voulu l’Europe, c’est une Cour qui l’a décrétée. La primauté du droit communautaire ? Un coup d’État à la silencieuse. Et à qui la faute si les peuples n’ont pas suivi ? Aux peuples, bien sûr. Car l’Europe ne se vote pas, elle s’impose.
Politiquement, elle est un triangle sans géométrie : Commission, Conseil, Parlement. L’un propose, l’autre dispose, le troisième légitime en silence. Mais le vrai centre de gravité, c’est l’agenda. Bruxelles est une machine à dates butoirs. On n’y pense pas, on y finalise. Le passé ? Gênant. Le débat ? Risqué. L’Europe vit dans un présent perpétuel, déconnecté, anxieux. Elle fuit la mémoire comme la peste. On y gère l’intégration comme une série Netflix : nouvelles compétences, nouveaux traités, prochain épisode.
L’Europe est une gouvernance sans visage. Elle change nos vies sans apparaître. Elle harmonise sans convaincre. Elle agit à coups de normes, sans jamais se confronter à la souveraineté populaire. Et quand le peuple ose parler — comme en 2005 —, on le fait revoter. Ou on passe par un autre traité. Lisbonne, c’est la Constitution qu’on n’a pas osé nommer.
La vraie tragédie, c’est que l’Europe n’a pas de forme. Ni État, ni fédération, ni république. Elle est un prototype, une entité en devenir, un pouvoir sans référent. Et c’est là sa force : en n’étant jamais achevée, elle reste insaisissable. En évitant d’être un objet politique clair, elle dépolitise tout autour d’elle. Le citoyen n’y comprend rien ? C’est voulu. Une gouvernance invisible, c’est une gouvernance inattaquable.
L’Europe est la première utopie à avoir réussi sans jamais se réaliser. Elle est partout, sauf dans les têtes. Elle produit des effets sans produire de sens. Et si elle inquiète autant qu’elle ennuie, c’est qu’elle est l’avenir tel qu’on le redoute : technique, flou, sans responsables. Une religion postmoderne sans foi ni fidèles, mais avec beaucoup de formulaires.
Billet de blog 6 mai 2025
Le grand flou européen
Une mécanique sans moteur, un peuple sans clés ou l’art d’avancer en regardant ses pieds
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