Le Soudan brûle, se déchire, s’effondre, mais rassurez-vous : les chancelleries occidentales dorment très bien. C’est qu’entre deux conférences sur « les valeurs universelles » et trois contrats d’armement dans le Golfe, on a autre chose à faire que s’émouvoir de quelques dizaines de milliers de morts à El-Fasher. Le drame, voyez-vous, c’est loin. Très loin. Tellement loin que la compassion, pourtant réputée extensible, subit soudain un mystérieux problème de latence.
Et pourtant, ce pays qui s’écroule n’a pas manqué d’occasions de nous tendre la main pour qu’on le regarde. Un dictateur renversé en 2019 ? Bof. Une transition démocratique avortée ? Éternuement médiatique. Une guerre civile éclatée en 2023 parce que deux généraux – al-Bourhane et Hemedti – ont décidé qu’il n’y avait pas assez de place pour leurs egos dans un seul pays ? Allez, filez-moi plutôt les horaires du PSG, c’est plus important.
Il est vrai que la lutte est un peu inégale : d’un côté, l’armée régulière ; de l’autre, les Forces de soutien rapide, ces héritiers des janjawids, ces milices du Darfour dont la carte de visite se résume à « massacres, viols de masse et génocide express ». Des spécialistes, en somme. Et depuis qu’elles ont décidé de transformer la ville d’El-Fasher en laboratoire grandeur nature de nettoyage ethnique, on ne compte plus les fosses communes visibles même depuis l’espace. Même les satellites ont dû cligner des yeux.
Tout le monde devrait hurler. Mais non. Silence, chuchote-t-on à Washington, Paris et Bruxelles. Silence, répètent les éditorialistes, qui trouvent déjà plus sexy de disserter sur les déboires d’une junte malienne que sur la famine de millions d’enfants soudanais.
La compassion sélective : mode d’emploi
C’est simple : l’humanité se mesure à la distance. Plus c’est loin, plus on s’en fout. L’Afrique subsaharienne ? Une sorte de trou noir émotionnel : tout ce qui y entre disparaît immédiatement de la conscience occidentale. On pleure l’Ukraine, on s’indigne pour Israël ou Gaza, mais dès qu’on franchit le Sahara, pschitt ! La sensibilité morale devient subitement soluble dans le désert.
Le texte d'Elucid l’explique très bien : ce n’est pas seulement loin, c’est autre. Autre culturellement, autre historiquement, autre médiatiquement. Bref, trop autre pour être réellement digne d'intérêt.
Mais cette fois, il y a mieux : il y a un raisonnement géopolitique en béton armé pour se boucher les oreilles. Parce que derrière les massacres, les viols, les villages rasés, il y a un sponsor qu’il ne faut surtout pas fâcher.
Entrez en scène les Émirats arabes unis, mécènes du chaos
Ah, les Émirats ! Ce petit paradis fiscal, militaire, pétrolier et soft powerisé, toujours impeccablement maquillé sous ses gratte-ciels en verre et ses ambitions géopolitiques XXL. Et dans l’ombre des gratte-ciels, voilà qu’on découvre qu’eux aussi ont leur marotte : financer les FSR, leur offrir des armes, du matériel, voire des stages au Yémen pour apprendre à tuer plus proprement.
Ce n’est plus un soutien, c’est un mécénat artistique. La boucherie comme investissement stratégique.
Pourquoi ? Pour étendre leur influence, évidemment. Parce que dominer l’Afrique du Nord-Est, de Tripoli au golfe d’Aden, c’est chic, tendance, indispensable dans tout salon géopolitique moderne. Et puis, contrôler des milices prêtes à trucider quiconque sur ordre, ça vaut bien quelques milliards de pétrodollars.
L'Occident, bouche cousue : ne pas déranger un ami qui massacre
Pourquoi ne dit-on rien ? Parce que les Émirats sont les meilleurs amis du monde libre.
• Les États-Unis y ont une base militaire.
• La France aussi.
• L’Europe y vend des armes à tour de bras.
• Les Émirats achètent nos banques, nos clubs de foot, nos hôtels de luxe et notre silence.
Alors imaginez qu’on dénonce leurs petits protégés janjawids… Quelle horreur ! Cela ruinerait l’image soigneusement polie d’Abou Dhabi, ce havre de modernité où l’on peut acheter un déodorant Dior en même temps qu’un drone armé.
Résultat : on condamne vaguement « la crise humanitaire », on verse une larme sur une image de femme affamée, mais on ne touche pas aux causes. Pas aux Émirats. Pas à leur réseau. Pas à la géopolitique du fric.
Pendant ce temps, les FSR continuent leur œuvre, joyeusement immortalisée sur Telegram, car même les bourreaux aiment partager leurs succès en ligne.
Et après ?
On pourrait soutenir l’armée d’al-Bourhane, certes. Elle est loin d’être un modèle démocratique, mais face aux FSR, c’est presque un club de philatélistes.
Mais non. L’Occident hésite, recule, tremble à l’idée d’avoir à choisir entre condamner un allié (les Émirats) et laisser un génocide s’installer durablement.
Alors on propose de grandes « trêves humanitaires », qui n’ont qu’un objectif : permettre aux FSR, en difficulté militaire, de respirer un peu. Et quand al-Bourhane refuse, on le traite presque d’ingrat.
Un génocide sous contrat
Au fond, le drame soudanais n’est pas un mystère.
Il n’est pas invisible, il est invisibilisé.
Il n’est pas ignoré, il est économiquement inavouable.
Les morts d’El-Fasher sont les dommages collatéraux d’une alliance stratégique entre l’Occident et un émirat richissime. Et tant que ce pacte restera rentable, les cadavres pourront s’accumuler, les satellites pourront filmer les charniers, l’ONU pourra hurler à la « pire crise de déplacement au monde » :
on ne dira rien.
Parce que parfois, dans le grand marché global, la compassion aussi a un prix.
Et au Soudan, ce prix est bien trop élevé pour les belles âmes occidentales.
*Inspiré de l'article d' Elucid "Massacres au Soudan : quand les intérêts des Émirats dictent le silence de l'Occident