Bienvenue en France, ce drôle de pays où les présidents vont au tribunal comme d’autres à la messe, la main sur le cœur et l’avocat à la boutonnière. Chirac, Juppé, Sarkozy, Fillon : le quatuor d’honneur de la corruption républicaine. Une France qui a fait de la mise en examen un rite de passage politique, une sorte de baptême républicain.
Et pourtant, on continue à parler de “crise de confiance”, comme si la confiance se gérait avec des éléments de langage. Deux chefs d’État, deux chefs de gouvernement condamnés, et toujours la même chanson : “ce n’est pas moi, c’est le système”. Le système, justement, c’est eux.
Car le pouvoir, ici, ne se juge pas : il s’auto-évalue. La Cour de justice de la République, ce tribunal d’exception où des parlementaires jugent leurs collègues, est à la démocratie ce que le comité d’éthique est au CAC 40 : un décor. Et dans ce théâtre d’ombres, le spectacle continue. Un ministre jugé pour corruption reste au gouvernement, un secrétaire général de l’Élysée mis en examen continue de signer les nominations.
Le peuple, lui, regarde. Il paie, il s’indigne, il oublie. C’est sa fonction. Pendant ce temps, les puissants s’indignent à leur tour : comment ose-t-on enquêter sur eux ? Sarkozy comparant les juges à la Stasi, Le Pen hurlant au complot judiciaire, Macron sermonnant la presse pour son manque de “responsabilité”. Dans ce pays, quand la justice s’approche trop près du pouvoir, on l’accuse de “gouvernement des juges”.
La délinquance financière, c’est le crime des gens polis : pas de sang, juste des millions qui s’évaporent. De l’argent public transformé en comptes privés, des campagnes électorales financées par des dictateurs, des assistants parlementaires payés pour tracter au marché du dimanche. Rien de spectaculaire, juste la banalité du vol en col blanc.
Et pourtant, ce sont ces affaires-là qui ruinent le pays. Ce sont elles qui vident les caisses, affaiblissent les services publics, nourrissent le cynisme et tuent la foi démocratique. La corruption, disait Cicéron, précède toujours la chute des empires. En France, elle est devenue notre patrimoine immatériel.
La justice, épuisée, continue d’enquêter avec trois fonctionnaires et un téléphone d’occasion. Le parquet national financier travaille sans moyens, mais avec obstination. Dix ans d’enquête sur les financements libyens sans un seul policier à temps plein. Pendant ce temps, les avocats des mis en cause organisent leur défense sur TF1.
Et les médias, détenus par des milliardaires sous enquête, s’interrogent gravement : “Faut-il supprimer le parquet national financier ?” Comme si, après une saisie de drogue, on proposait d’abolir la brigade des stups. Le problème, ici, ce n’est pas la corruption. C’est qu’on la révèle.
Le pays vit dans une schizophrénie parfaite : tolérance zéro pour le voleur de vélo, indulgence infinie pour le ministre fraudeur. Les puissants appellent ça la “présomption d’innocence”. Les autres appellent ça l’impunité.
La morale politique, elle, se négocie désormais comme un contrat d’assurance. Depuis la loi Sapin II, les entreprises corrompues peuvent acheter leur rédemption grâce à la “convention judiciaire d’intérêt public”. On ne punit plus : on provisionne. La justice devient un poste comptable, le délit un coût d’exploitation.
Et pendant que le crime s’adapte, l’État régresse. Les bureaux spécialisés manquent de bras, les enquêteurs s’épuisent, les magistrats croulent sous les dossiers. Les moyens manquent, la volonté aussi. Ce n’est pas une crise, c’est une habitude.
Le vrai poison, pourtant, est ailleurs : dans ce sentiment d’impunité qui transforme la République en club fermé. Jérôme Cahuzac, fraudeur fiscal, nommé ministre du Budget. Claude Guéant, condamné, qui oublie un virement de 500 000 euros dans son secrétaire. Des exemples d’un cynisme presque poétique. Ces hommes ne craignent pas la honte, ils ne connaissent plus la limite.
La corruption n’est pas une pathologie de la politique française, elle en est le mode de fonctionnement. On en parle comme d’un rhume, jamais comme d’un cancer. Et plus les affaires explosent, plus le débat s’éteint.
Le citoyen, lui, finit par se résigner. “Tous pourris”, dit-il, sans y croire, mais sans espérer non plus. Et c’est ainsi que la démocratie s’endort, doucement, comme une grenouille dans son eau tiédie.
La République se noie lentement, non pas sous le poids des scandales, mais sous celui de l’habitude. On a cessé d’être indignés, on s’est habitués au scandale. Et le jour où la grenouille cessera de bouger, il sera trop tard pour la sortir du bocal.
“Ce n’est pas la corruption qui détruit les démocraties. C’est la fatigue d’en rire.”
* voir l'intervention magistrale de Fabrice Arfi lors de la commission d'enquête sur la délinquance financière. https://www.youtube.com/watch?v=0aXPSu7WlUA&t=714s