Il y a des scènes qui disent plus sur un pays que tous les discours ministériels. En Ariège, ce ne sont pas des chiffres qui parlent, mais des hélicoptères, des uniformes et des bêtes abattues sous protection policière. Une opération sanitaire, dit-on. En réalité, un théâtre de guerre monté contre des paysans et leurs troupeaux, au nom d’un danger que personne ne voit vraiment, sauf ceux qui y trouvent un intérêt.
La maladie invoquée est connue, bénigne dans l’immense majorité des cas, non transmissible à l’homme et parfaitement traitable*. Elle tue peu, guérit souvent, et ne justifie scientifiquement aucun massacre généralisé. Pourtant, on abat tout. Par précaution, dit-on. Comme on rase un village pour éteindre un feu de cheminée. La rationalité sanitaire s’arrête là où commence la logique administrative : éliminer d’abord, réfléchir ensuite.
Derrière le discours officiel, un autre projet se dessine, plus silencieux, plus froid. Réduire le cheptel. Rationaliser l’agriculture. Adapter la campagne aux tableaux Excel du climat et aux objectifs abstraits de réduction des émissions. Peu importe que les animaux puissent être soignés, isolés, suivis. Peu importe que les éleveurs connaissent leurs bêtes mieux que quiconque. L’ordre est donné : on supprime. Et ceux qui résistent sont sommés d’obéir sous menace d’amendes, de retraits de subventions, de mort économique programmée.
La violence n’est pas seulement physique, elle est morale. On exige des agriculteurs qu’ils participent eux-mêmes à l’exécution de leur outil de travail, de leur héritage, parfois de leur vie entière. On appelle cela la responsabilité. On appelle cela la modernité. On appelle cela la transition. Les mots servent à recouvrir l’odeur du sang.
Même les organisations censées défendre le monde agricole se fissurent. Les instances nationales soutiennent l’abattage au nom du réalisme, pendant que les structures locales protestent, impuissantes. Les conflits d’intérêts flottent dans l’air comme une rumeur persistante. Les multinationales regardent de loin, patientes. Moins de bêtes, c’est moins de petits producteurs. Et moins de petits producteurs, c’est plus de place pour l’agriculture industrielle.
On promet maintenant la vaccination massive. Un million d’animaux. Une fuite en avant présentée comme une solution. Sans débat réel, sans transparence, sans certitude sur les effets secondaires. Et surtout sans dire que ces vaccins peuvent produire des symptômes semblables à la maladie elle-même, offrant un nouveau prétexte à de futurs abattages. Le cercle est parfait. La machine est lancée.
Ce qui se joue ici dépasse largement une crise vétérinaire. C’est un rapport au vivant, au travail paysan, à la souveraineté alimentaire qui se délite. On gouverne par la peur, on administre par la contrainte, on sacrifie au nom d’un futur abstrait des réalités bien concrètes. La campagne devient un champ d’expérimentation technocratique, et les éleveurs, des variables d’ajustement.
Quand un enfant s’étonne qu’on tue un animal malade au lieu de le soigner, il pose une question plus politique que tous les rapports officiels. Elle dit l’évidence que le pouvoir a oubliée : soigner n’est plus rentable, préserver devient suspect, résister est criminalisé. Et pendant que l’on parle de santé publique, c’est surtout la mort organisée du monde agricole que l’on administre, calmement, méthodiquement, au nom du bien commun redéfini par ceux qui n’y vivent pas.
*Voir propos Jean Marc Sabatier directeur de recherche au CNRS : https://www.youtube.com/watch?v=xohn88Py6b0&t=795s