On nous vend l’Amérique comme on vend une voiture d’occasion : en exhibant le compteur de vitesse, jamais l’état du moteur. Le rêve américain, dit-on, roule à plein régime. Le chômage est bas, les salaires bruts font briller les yeux des libertariens européens, la fiche de paie semble légère, presque joyeuse. Mais il suffit d’ouvrir le capot pour découvrir le cadavre. L’Amérique ne vit pas un miracle économique, elle administre un cauchemar social à ciel ouvert.
Derrière les chiffres flatteurs*, la réalité est brutale : une majorité d’Américains ne vit pas, elle survit. Travailler ne protège plus de la pauvreté. Les revenus montent, mais le coût de la vie galope. Le salaire médian ne permet plus de se loger, de se soigner, d’élever des enfants sans renoncer à autre chose. Le travail est devenu une condition nécessaire à l’épuisement, non à l’émancipation. Le rêve promettait l’ascension ; il n’offre plus que la stagnation sous perfusion de crédits.
L’illusion statistique est savamment entretenue. On compte les emplois, jamais leur qualité. On se félicite d’un marché du travail dynamique, alors que l’industrie s’est évaporée et que les emplois créés sont majoritairement précaires, fragmentés, sous-payés. Les ouvriers sont devenus serveurs, aides à domicile, manutentionnaires à temps partiel. Le progrès a changé de nom, pas de visage : il use toujours les corps, mais plus discrètement. L’ascenseur social est en panne, et l’escalier de secours a été condamné pour raisons budgétaires.
Dans ce paysage, la pauvreté n’est pas transitoire, elle est structurelle. Les travailleurs pauvres le restent, statistiquement, durablement. L’Amérique n’offre plus de sortie, seulement des couloirs. Ceux qui naissent en bas y demeurent, et ceux qui chutent n’ont plus rien à quoi se raccrocher. Le mérite n’est plus un moteur, mais une morale punitive destinée à expliquer l’échec par la faute individuelle.
La santé achève le tableau. Jamais un pays n’a autant dépensé pour soigner aussi mal. Les États-Unis consacrent des sommes colossales à la santé, mais l’argent se perd dans les labyrinthes assurantiels, les marges pharmaceutiques et la bureaucratie privée. Un dollar de santé soigne moins qu’ailleurs. Les médicaments coûtent une fortune, les assurances étranglent les ménages, et tomber malade devient un risque financier majeur. Se soigner, c’est s’endetter. Renoncer aux soins, c’est survivre un peu plus longtemps, parfois.
Résultat logique : l’espérance de vie recule. Phénomène inédit dans un pays riche. L’Amérique vieillit mal, s’use vite, meurt plus tôt, surtout chez les classes populaires. La géographie de la santé épouse celle des revenus. Être pauvre, c’est vivre moins longtemps. Être riche, c’est gagner des années. Le marché a fait son tri.
Et pourtant, tout cela est présenté comme un modèle. Un modèle d’efficacité, de liberté, de modernité. En réalité, c’est un système qui privatise la sécurité sociale, fiscalise la peur et transforme l’assurance en impôt privé. Les ménages paient pour vivre, paient pour ne pas mourir, paient pour espérer un avenir à leurs enfants. L’épargne n’est plus un choix, mais une obligation anxieuse, destinée à compenser l’effondrement du collectif.
La désindustrialisation a été le point de bascule. En exportant ses usines, l’Amérique a importé la précarité. Elle a conservé la finance et la tech, secteurs brillants mais incapables d’absorber la masse des travailleurs. Le pays produit de la valeur abstraite et consomme de la misère concrète. La croissance existe, mais elle ne nourrit plus. Elle enrichit quelques-uns et épuise les autres.
C’est dans ce terreau que prospèrent les colères politiques. Trump n’est pas une anomalie, il est un symptôme. La demande de réindustrialisation, de protection sociale, de baisse du coût de la vie n’est pas idéologique, elle est vitale. Les Américains ne votent pas par nostalgie, mais par asphyxie.
La question n’est donc plus de savoir si le rêve américain est en crise. Il est mort, dissous dans ses propres contradictions. Reste à savoir si la politique reprendra la main sur l’économie, ou si l’économie poursuivra son œuvre jusqu’à l’épuisement final du corps social. L’Amérique, jadis laboratoire du progrès, est devenue celui de l’effondrement organisé. Et ce qu’elle appelle encore un rêve n’est plus qu’un mythe commode pour empêcher de se réveiller.
*voir Le mensonge du rêve américain : la réalité d'un cauchemar social de masse aux États-Unis. https://elucid.media/societe/le-mensonge-du-reve-americain-la-realite-d-un-cauchemar-social-de-masse-aux-etats-unis