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Billet de blog 20 décembre 2025

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Le grand mensonge poli de la démocratie

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On nous a appris très tôt que nous vivions en démocratie. Pas comme une idée à discuter, non : comme une vérité naturelle. La démocratie serait là, donnée, définitive, aussi indiscutable que la gravité. Et malheur à celui qui doute : il passera pour ingrat, radical ou irresponsable. Pourtant, à mesure qu’on s’approche du mot, on découvre qu’il sonne creux. Une façade bien éclairée, derrière laquelle il n’y a plus grand-chose. La démocratie moderne ressemble à ces décors de cinéma : vue de loin, elle impressionne ; de près, on traverse le mur.
Le mécanisme est simple, presque élégant. On a réduit la souveraineté populaire à un geste administratif : glisser un papier dans une boîte, puis rentrer chez soi. Une fois tous les cinq ans, parfois moins. Entre-temps, silence radio. Le peuple s’exprime un jour, les gouvernants parlent sans interruption. On appelle cela la participation. En réalité, c’est une démission organisée, ritualisée, sanctifiée par le droit.
Ce mensonge tient parce qu’il est ancien et soigneusement entretenu. Car les élites n’ont jamais aimé la démocratie. Jamais. Elles l’ont toujours vue pour ce qu’elle est réellement : une menace. La démocratie, la vraie, ce n’est pas l’élection, c’est le peuple qui décide. Directement. Collectivement. Sans tuteur. Autant dire un cauchemar pour ceux qui vivent du pouvoir, de la rente et de la distance sociale. Dès le XVIIIᵉ siècle, ils le disaient sans détour : la démocratie, c’est le pouvoir des pauvres. Et les pauvres, lorsqu’ils décident, finissent toujours par regarder du côté des privilèges.
Alors on a trouvé une ruse géniale : conserver le pouvoir tout en changeant le vocabulaire. On a appelé démocratie ce qui n’en était précisément pas une. Le régime représentatif n’a jamais été conçu pour donner le pouvoir au peuple, mais pour le lui retirer proprement. Rousseau l’avait compris sans peine : élire des représentants, ce n’est pas se gouverner, c’est choisir qui gouvernera à votre place. Une aristocratie élective, polie, bien habillée, renouvelée à intervalles réguliers pour éviter la lassitude.
Au XIXᵉ siècle, le tour de passe-passe est achevé. Le mot “démocratie” est recyclé, repeint, vidé, puis vendu comme un produit politique. Andrew Jackson en fait un slogan, l’Europe suit. À partir de là, tout le monde se proclame démocrate, surtout ceux qui organisent méthodiquement l’impuissance populaire. Le peuple ne décide toujours pas, mais il est prié d’y croire. Et surtout, de s’en satisfaire.
Le Parlement devient alors ce qu’il n’a jamais cessé d’être : une chambre sociale fermée. Les aristocrates d’hier ont troqué leurs titres contre des diplômes, leurs blasons contre des réseaux, leurs rentes foncières contre des carrières politiques. On y trouve des juristes, des hauts fonctionnaires, des cadres supérieurs, des professionnels de la parole. Le peuple réel, celui qui travaille, fatigue, tombe malade, disparaît. Pas de caissières. Pas d’ouvriers. Pas de livreurs. Une démocratie gouvernée par ceux qui n’ont jamais à subir ce qu’ils décident.
Pour justifier cette confiscation, on a bâti une légende commode : le peuple serait dangereux. Irrationnel. Émotif. Instable. Trop bête pour décider. Curieusement, cette accusation vient toujours de gens obsédés par le pouvoir, prêts à toutes les manœuvres pour l’obtenir. Leur passion serait de la raison d’État ; celle du peuple, une menace. On appelle cela la maturité politique.
Quant à la démagogie, le système prétend la combattre. En réalité, il l’a industrialisée. Promesses jetables, slogans calibrés, indignations sur commande. Le peuple est accusé d’être manipulable après avoir été plongé dans une machine à manipuler. On lui reproche ensuite de croire ce qu’on lui vend.
Chaque fois que le peuple a tenté de reprendre la parole autrement — en assemblées, en communes, en conseils, en ronds-points — la réponse a été immédiate : matraques, gaz, tribunaux. Toujours la même pédagogie. La démocratie réelle n’a pas échoué par naïveté. Elle a été écrasée parce qu’elle menaçait l’ordre établi.
Le plus pervers, c’est que cette violence a fini par produire son effet. Le peuple a appris à se méfier de lui-même. À croire qu’il serait incapable de décider collectivement. À confondre politique et expertise. À accepter que gouverner soit une affaire de spécialistes, comme la chirurgie ou la finance. Obéir devient une vertu. Participer devient suspect.
Et pourtant, partout dans l’histoire, dès que les gens se réunissent pour décider de ce qui leur appartient vraiment, une intelligence collective surgit. Lentement, maladroitement, mais réellement. La démocratie n’est pas un dispositif électoral. C’est une pratique conflictuelle, exigeante, chronophage. Elle suppose que le pouvoir descende, au lieu de s’élever. Ce que ni l’État centralisé, ni le capitalisme, ni les élites libérales ne peuvent tolérer.
Alors on continue d’appeler démocratie ce qui n’est qu’un gouvernement des élus par eux-mêmes. Et le peuple, réduit au rôle de figurant civique, est prié d’applaudir la pièce. Jusqu’au jour où il remonte sur scène sans y être invité. C’est ce moment-là que les élites redoutent depuis toujours.
Et c’est précisément pour cela qu’elles brandissent sans cesse le mot “démocratie” : non comme un idéal, mais comme un bouclier.

* voir l'interview de Francis Dupuis-Déri. https://www.youtube.com/watch?v=Ku8Xj0apGGc&t=11s

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