Bienvenue sur Saya de Malha, ce petit Éden sous-marin de la taille de la Suisse, que personne ne connaît mais que tout le monde s’emploie à détruire. Une prairie d’herbes marines aussi utile à la planète qu’une forêt tropicale, mais noyée dans l’indifférence car elle a le malheur d’être invisible et sous l’eau — donc sans valeur au regard de l’économie de marché.
Des Portugais l’avaient nommée “jupe de maille” au XVIe siècle, en hommage à son tapis d’herbes ondulant. Aujourd’hui, les nouveaux croisés ne s’embarrassent plus de poésie : ils y traînent leurs chaluts, installent des pelleteuses marines géantes, rêvent de cités flottantes libertariennes et pêchent le requin pour le réduire en croquettes protéinées destinées aux poulets et aux cochons. L’économie circulaire dans toute sa splendeur.
L’Unesco, toujours prompte à nommer ce qu’elle ne protège pas, a trouvé Saya de Malha digne du patrimoine mondial. Applaudissements, discours, et… retour des filets. À quoi bon conserver un écosystème qui capte le carbone 35 fois plus vite que les forêts, purifie les océans, abrite baleines, dugongs, tortues, et filtre les microplastiques ? Allons, soyons sérieux. Un terrain de football de prairies marines disparaît toutes les demi-heures, et personne ne lève le pied. Au contraire, on appuie sur l’accélérateur.
Sri Lanka, pourtant fervent défenseur en tribune, envoie discrètement sa flottille ratisser le site ; la Thaïlande, après avoir ravagé les eaux indonésiennes, a trouvé là une nouvelle aire de jeu pour ses chalutiers sans permis. L’Accord sur les pêches dans l’océan Indien ? Belle idée… que le Sri Lanka n’a jamais ratifiée. C’est ça, le multilatéralisme : une auberge espagnole où les coupables écrivent eux-mêmes les règles qu’ils ne respecteront pas.
Mais ne soyons pas injustes : si la pêche industrielle éventre l’herbier, c’est que la planète a faim. Pas de poissons — de batteries. Le nouvel eldorado, ce sont les nodules polymétalliques, ces “truffes de l’océan” gorgées de cobalt et de lithium. Il faut bien nourrir nos smartphones, missiles et voitures “propres”. Alors l’on racle les fonds marins avec des engins dignes de Mad Max, et tant pis si l’écosystème s’écroule au passage. Après tout, qui va pleurer un hippocampe ?
Les Seychelles et Maurice, gestionnaires officiels du secteur, jouent les équilibristes. Discours écologiques le matin, séminaires sur l’exploitation minière l’après-midi, accords pétroliers le soir. On ne peut pas les blâmer : eux aussi doivent choisir entre la biodiversité et les devises.
Résumons. Un des écosystèmes les plus cruciaux de la planète est abandonné aux prédateurs maritimes, pillé au nom du développement durable, et saccagé pour nourrir une transition énergétique aussi verte qu’une nappe de pétrole. Le tout dans une joyeuse hypocrisie diplomatique. Saya de Malha est le laboratoire parfait de notre temps : quand la planète crie à l’aide, l’économie répond par un bulldozer.
* Texte inspiré de l'article de Ian Urbina dans le Monde Diplomatique avril 2025