Le capitalisme mondialisé, cet aimable prestidigitateur de la misère, a encore frappé. Dans son dernier tour de passe-passe, il a réussi à transformer deux guerres régionales — l'une en Ukraine, l'autre au Proche-Orient — en un tremblement de terre global pour les plus pauvres. L'effet domino est impeccable : hausse des prix, chaos énergétique, pénurie de blé, et comme toujours, ce sont les damnés de la Terre qui dégustent pendant que les marchands d’armes trinquent au champagne.
Depuis la Covid, les choses n’ont guère bougé pour les miséreux. Ah si, pardon, elles ont empiré. Le revenu des plus précaires ? Un souvenir. Le retour à la normale ? Une fable. La pandémie les avait déjà laissés à genoux ; les conflits les maintiennent la tête dans la boue. La Banque mondiale, ce grand prêtre des statistiques apocalyptiques, nous annonce sans trembler que 700 millions d’humains vivent toujours avec moins de 2,15 dollars par jour — autrement dit, avec moins que le prix d’un café sans mousse dans un bistrot parisien. Cela représente 8,5 % de la population mondiale, coincée dans cette douce prison qu’on appelle « extrême pauvreté ».
Où sont-ils, ces naufragés ? En Afrique subsaharienne pour la plupart, dans ces États qualifiés élégamment de « fragiles », comme si la misère était une mauvaise grippe et la corruption une simple allergie. Et pour les classes moyennes basses — cette oxymore tragique — le seuil est fixé à 6,85 dollars par jour, un luxe auquel 44 % de la population mondiale n’a même pas droit. On vit donc dans un monde où près d’une personne sur deux ne peut se payer ni le dentifrice ni l’illusion d’une retraite.
Mais que les optimistes se rassurent : pendant ce temps, les 10 % les plus riches se partagent 52 % du revenu mondial et 76 % du patrimoine. Eux vont bien, merci. La moitié la plus pauvre, elle, ne détient que 2 % du patrimoine mondial — c’est-à-dire rien, ou presque, mais avec beaucoup de dignité. On ne partage plus les richesses, on les stocke, on les ventile entre soi, on les planque au Luxembourg.
Et l’Europe ? Ce vieux continent qui se prend encore pour un modèle social… 95 millions d’Européens, soit un sur cinq, sont menacés de pauvreté ou d’exclusion sociale. Ça commence à faire du monde dans la file d’attente du secours populaire. Le confort d’un emploi stable, d’un logement chauffé, d’un avenir assuré ? Un privilège réservé aux champions de l’austérité.
Le plus ironique, c’est que tout n’avait pas toujours été aussi sinistre. On avait connu un reflux de la pauvreté dans les années 1990 et 2000. L’Inde, la Chine, ces vieilles civilisations transformées en usines géantes, avaient sorti plus d’un milliard de personnes de la misère. Mais aujourd’hui, la machine s’est grippée. La courbe de la pauvreté, comme celle du climat ou du bon sens, est en train de se figer. L’objectif de réduire l’extrême pauvreté à 3 % d’ici 2030 ? Oublié. Il faudrait désormais trente ans pour l’atteindre. Et pour que ceux qui vivent avec moins de 6,85 dollars s’en sortent, comptez un siècle. Oui, un siècle. Une éternité pour les pauvres. Une virgule dans le portefeuille d’un milliardaire.
Alors on continue. On regarde les chiffres, on publie des rapports, on gémit sur les plateaux télé. Pendant ce temps, la pauvreté se reproduit, obstinée, silencieuse, entêtée comme une vérité qu’on refuse d’admettre. Car il n’y a rien de plus rentable, dans ce monde moderne, que le malheur bien géré des autres.
Billet de blog 23 mars 2025
Statistiques mortelles d’un monde qui s’en fout
Tandis que les puissants comptent les barils et les missiles, les pauvres, eux, comptent les centimes — quand ils en trouvent.
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