Le modèle social français, c’est le dernier rempart contre la barbarie du marché — et c’est précisément pour cela qu’on veut l’abattre.
On nous répète que notre modèle social est une ruine. Qu’il coûte trop cher, qu’il nourrit les fainéants, qu’il engraisse des fonctionnaires ventrus. Bref, qu’il faudrait le dynamiter pour relancer la machine. Et pourtant, derrière la propagande comptable, une évidence éclate : nous ne sommes pas en train de payer pour les autres, nous payons surtout pour nous-mêmes — à crédit, certes, mais un crédit solidaire, collectif, et diablement efficace.
Notre système de cotisations n’est pas une spoliation, c’est une épargne. Nous versons chaque mois une part de notre salaire pour assurer nos vieux jours, notre santé, nos accidents. On appelle ça des « charges » — mot diaboliquement choisi pour faire croire qu’il s’agit d’un fardeau. Mais ces « charges » sont en réalité notre meilleure assurance-vie. Ce que nous payons aujourd’hui, nous le récupérons demain. C’est une mécanique simple, presque belle : on cotise jeune, on récolte vieux. Les riches contribuent un peu plus, les pauvres un peu moins, et tout le monde finit par y passer — au sens fiscal et biologique du terme.
Alors non, il n’y a pas de « gabegie française ». La France ne dépense pas plus que ses voisins : elle mutualise mieux. Ce que d’autres paient à des assureurs privés, nous le finançons collectivement. Voilà le scandale : ici, la solidarité passe avant le profit. En Allemagne, aux Pays-Bas, en Suisse, les primes privées saignent les ménages — mais comme elles ne s’appellent pas « impôts », tout le monde applaudit. En France, on préfère payer ensemble plutôt que chacun pour soi. Résultat : quand un cancer vous tombe dessus, vous ne perdez pas votre maison pour le soigner. C’est cela, la différence entre civilisation et jungle.
Le reste à charge en France est l’un des plus faibles au monde : à peine 9 %. Chez les chantres de la « liberté du marché », il monte à 20, 30, parfois 40 %. Là-bas, la maladie est un risque financier ; ici, elle reste un mal biologique. Le libéralisme fait de la santé un produit, la France en fait un droit. Et cela, bien sûr, dérange les adorateurs du marché libre et des dividendes bien ficelés.
Même chose pour les retraites : on accuse le système par répartition d’être une pyramide de Ponzi, un piège à crédules. En vérité, c’est l’une des plus belles inventions de la République : une solidarité entre vivants et futurs mourants. Dans les pays « modernes », on préfère jouer sa vieillesse en bourse. Tant mieux pour ceux qui n’ont pas connu de krach — tant pis pour les autres. Chez nous, la pension ne dépend ni de Wall Street ni de la météo économique : elle dépend du travail collectif. C’est moins sexy, mais plus sûr.
Et pourtant, ce modèle est en danger. Depuis trente ans, les gouvernements le grignotent avec la minutie d’un comptable zélé. On nous parle de « réformes » — mot pudique pour dire démantèlement. L’objectif n’est plus de protéger, mais de « réduire la dépense ». Comme si un hôpital, une école, une retraite étaient des gaspillages. Derrière cette obsession du « coût », c’est toujours la même logique : préserver les profits, sacrifier la solidarité.
Les technocrates de Bruxelles et de Bercy jouent les prophètes : il faut « contenir les dépenses publiques », comprendre baisser les pensions, rogner la santé, précariser l’avenir. Et pendant ce temps, les cadeaux fiscaux aux multinationales pleuvent. L’austérité pour les infirmières, l’abondance pour les actionnaires. Voilà la modernité.
Mais soyons clairs : le soi-disant « mauvais deal » n’est pas notre modèle social. Le mauvais deal, c’est de l’abandonner. Car notre système n’est pas un luxe, c’est une armure. Il a permis à la France de traverser les crises sans sombrer dans la barbarie économique à l’américaine. Le détruire au nom de la compétitivité, c’est scier la branche humaine sur laquelle nous sommes assis.
Oui, nous payons beaucoup. Mais nous recevons la dignité, la sécurité, la paix sociale. Ce n’est pas un gaspillage : c’est un investissement dans le temps, dans la solidarité, dans l’idée même de société. L’argent public, c’est notre bien commun, pas un butin à piller. Et si la France reste encore un pays où l’on ne meurt pas faute de soins, où l’on vieillit sans mendier, c’est grâce à ce modèle que les apôtres du marché veulent enterrer.
Alors, quand on vous dira encore que « la France dépense trop », souvenez-vous : ce n’est pas le pays qui coûte cher, c’est l’humanité qu’on veut solder.
 
                 
             
            