Nous avons laissé les ingénieurs de la fin du monde réinventer la roue, mais sans le feu, sans le souffle, sans l’homme.
Nous vivons dans le grand rêve numérique des ingénieurs de Californie. Une utopie d’acier et de code où l’humanité s’est dissoute dans ses propres miroirs. Nous avons troqué la pensée pour l’algorithme, la mémoire pour le cloud, la rencontre pour la connexion. Le capitalisme, ce vieux vampire insatiable, a trouvé dans la Silicon Valley son paradis artificiel : un monde sans matière, sans sol, sans limite, où l’on ne produit plus des biens mais des dépendances, où la donnée a remplacé la vie comme unité de mesure universelle.
Ici, tout respire la démesure. L’intelligence artificielle promet de nous libérer du travail, les ingénieurs prêchent la fin du politique, et les milliardaires rêvent d’immortalité technologique. Le progrès est devenu un conte pour adultes crédules : il suffit de coder, de calculer, de rentabiliser. Nous avons cru que le numérique serait l’instrument de l’émancipation ; il est devenu la mécanique du contrôle. Le rêve libertaire s’est mué en cauchemar disciplinaire. Les économistes néolibéraux ont cédé la place aux ingénieurs libertariens, mais la même arrogance demeure : celle d’un monde réduit à la performance.
Sous le vernis de l’innovation, c’est toujours la vieille histoire de la domination. L’idéologie californienne, ce cocktail de technicisme et de messianisme, n’est qu’une forme nouvelle du capitalisme de la surveillance. Google, Meta, Amazon, TikTok : les cathédrales de cette religion connectée. Nous y offrons nos vies en holocauste aux dieux de la donnée. Ils prétendent nous relier, ils nous isolent. Ils disent nous libérer, ils nous dressent. Chaque clic, chaque image, chaque mot devient la brique d’une forteresse numérique où la marchandise, désormais, c’est nous.
Le pouvoir de la Silicon Valley dépasse celui de l’économie : il est spirituel. Elle ne vend plus seulement des produits, elle impose une vision du monde. Une vision où la technique n’est pas un moyen mais une fin. L’homme y devient un simple ajustement dans la grande mécanique algorithmique. Ce capitalisme numérique, sous ses dehors libertaires, est profondément autoritaire : il gouverne sans gouvernants, régule sans lois, éduque sans maîtres. Il infiltre les corps et colonise les esprits. La servitude s’appelle aujourd’hui « expérience utilisateur ».
Et voilà qu’apparaissent les prophètes de cette religion sans dieu : Musk, Altman, Zuckerberg. Prédicateurs d’un monde calculé, ils nous promettent la fusion de l’homme et de la machine, la conscience éternelle, la mort enfin vaincue par la technique. Vieilles rêveries gnostiques recyclées en business plan. La pulsion de mort du capitalisme s’est reconvertie en pulsion d’immortalité technologique. Le progrès n’est plus une marche, c’est une fuite — en avant, toujours plus vite, toujours plus vide.
Dans les open spaces climatisés de San Francisco, la servitude volontaire s’écrit en langage Python. On rêve d’un monde sans conflit, sans lenteur, sans chair. Un monde propre, rationnel, lisse comme un écran. Mais dehors, le réel s’effondre : la nature brûle, les travailleurs s’épuisent, les villes se décomposent sous les inégalités. Le numérique, censé abolir la misère, l’a simplement rendue invisible. La promesse d’un monde meilleur s’est muée en dystopie souriante, en apocalypse ergonomique.
La Silicon Valley ne croit pas à l’avenir, elle croit à sa propre éternité. Elle s’est emparée de l’État, de la science, du langage. Ses algorithmes dictent la politique, orientent la recherche, redéfinissent le savoir. Le capitalisme industriel exploitait les corps ; le capitalisme numérique, lui, exploite les âmes. Il extrait nos émotions, nos colères, nos désirs. Le marché n’a plus besoin de marchandises : il vend du sens, de la reconnaissance, de l’amour simulé. Et cela fonctionne, car la solitude est devenue le premier gisement mondial.
Nous pensions avoir domestiqué la machine. C’est elle qui nous a domestiqués. Elle n’a plus besoin de chaînes : elle a nos attentions. Et l’attention, c’est le nouveau pétrole. La Silicon Valley fore dans nos consciences, draine nos affects, privatise notre temps. Le plus grand vol de l’histoire n’a pas été celui de l’or ou du pétrole, mais celui du langage. Nous avons signé le contrat sans le lire, heureux de participer à notre propre dépossession.
Nous vivons dans un monde où la liberté se mesure en octets, où la vérité dépend d’un algorithme, où la politique s’écrit dans des serveurs. Ce monde n’a plus besoin de dictateur : il a des interfaces. Plus besoin de censure : il y a la distraction. Plus besoin de violence : il y a l’habitude. Le totalitarisme est devenu convivial.
Face à cela, il ne s’agit plus de résister à un système, mais de réapprendre à exister. De retrouver la lenteur, la parole, la présence. De se souvenir que la pensée ne se calcule pas, que la vie ne se code pas. De redonner sens au mot « humain », ce mot si fragile que la Silicon Valley voudrait effacer sous ses milliards de données. Car si nous ne reprenons pas possession de nos âmes, d’autres le feront — avec la précision d’un algorithme et la froideur d’un sourire d’ingénieur.
 
                 
             
            