La France n’a pas perdu son industrie. Elle l’a sacrifiée. Pas dans un moment de panique, pas sous la contrainte, mais froidement, méthodiquement, avec notes de service, conférences de presse et éléments de langage. On n’a pas assisté à un déclin : on a organisé une liquidation. Une liquidation présentée comme un progrès, applaudie comme une modernisation, célébrée comme une fatalité heureuse.
Pendant des décennies, les gouvernants ont vendu au pays une fable commode : produire serait dépassé, fabriquer serait vulgaire, planifier serait soviétique. L’avenir, disait-on, était ailleurs — dans les services, la finance, la “valeur ajoutée immatérielle”. Traduction : ailleurs que chez nous, ailleurs que pour ceux qui travaillent avec leurs mains, ailleurs que pour les territoires qu’on pouvait abandonner sans remords. Produire oblige à penser le temps long, la formation, la transmission. Vendre, au contraire, rapporte vite et dispense de réfléchir.
La droite a privatisé par conviction. La gauche a privatisé par résignation. L’alternance a fonctionné à merveille : même logiciel, mêmes résultats, mêmes dégâts. France Télécom, Alcatel, Pechiney, Arcelor, Thomson : autant de noms gravés non pas dans la mémoire nationale, mais sur la liste des renoncements assumés. À chaque fois, on promettait la compétitivité. À chaque fois, on livrait des plans sociaux. À chaque fois, les actionnaires sortaient indemnes, parfois enrichis, pendant que les salariés héritaient du silence et des ruines.
On a expliqué aux ouvriers qu’ils n’étaient plus rentables. Aux ingénieurs que l’innovation devait s’exiler. Aux citoyens que la souveraineté était un mot suspect, presque honteux. L’État, disait-on, devait se retirer, car il coûtait trop cher. Mais il ne coûtait jamais trop cher quand il s’agissait de sauver les banques, de garantir les profits privés ou de subventionner les grands groupes sans contrepartie. Là, soudain, l’argent public redevenait vertueux.
L’Union européenne a achevé le travail. Sous couvert de concurrence libre et non faussée, elle a interdit toute politique industrielle sérieuse. Aider ses entreprises devenait un délit moral. Défendre des filières stratégiques, une hérésie. Pendant que les États-Unis investissaient massivement et que la Chine construisait un appareil productif cohérent, l’Europe s’auto-congratulait pour son obéissance aux dogmes, comme un ascète fier de mourir de faim.
Le plus révoltant n’est pas seulement ce qui a été détruit, mais la langue utilisée pour le détruire. Les fermetures sont devenues des “restructurations”, le chômage une “mobilité”, le déclassement une “opportunité”. Quand les classes populaires ont commencé à se révolter, on leur a répondu qu’elles n’avaient rien compris à l’économie — cette science molle toujours convoquée après coup pour justifier les dégâts.
Aujourd’hui, les mêmes responsables feignent la stupeur. Ils découvrent la dépendance industrielle, les pénuries, la fragilité des chaînes d’approvisionnement. Ils parlent de souveraineté comme on parle d’un concept neuf, la bouche pleine de leur propre cynisme. Ils promettent des relocalisations conditionnelles, symboliques, rentables avant même d’exister. Autrement dit : rien.
La désindustrialisation française est un crime sans coupable officiel, parce que ses auteurs siègent encore dans les conseils, les ministères et les plateaux télé. Un crime social, économique et politique, commis par une élite persuadée d’être rationnelle, moderne et responsable, alors qu’elle n’a fait qu’organiser son propre renoncement.
La France ne manque pas d’industrie. Elle manque de dirigeants qui aient le courage de produire autre chose que des excuses, et d’appeler le sabotage par son nom.
*voir Les privatisations de 1986-1988 : un moment libéral du capitalisme français ? Laure Quennouëlle-Corre