Emmanuel Macron sera élu Président de la République dans moins d'une semaine. Le sort de cette élection était scellé depuis plusieurs mois. La renonciation, au sens pontifical du terme, de François Hollande, la déroute de Manuel Valls, la désignation malheureuse de François Fillon ont ouvert, comme nous l'avions prévu, la route aux marcheurs. Ainsi, Emmanuel Macron deviendra Chef de l'Etat comme le fûrent, naguère, Philippe Auguste, Philippe le Bel, Henri IV, Louis XIV, Napoléon Bonaparte Charles de Gaulle. Mais aussi les regrettés Henri II, Félix Faure, Paul Deschanel ou Albert Lebrun.
Les hommes qui ont occupé cette fonction suprême n'ont pas tous laissé la même empreinte dans l'histoire nationale. Nul ne sait à ce jour ce que sera son mandat. Toutefois, force est de constater que derrière la bataille politique féroce qui se déroule sous nos yeux, c'est précisément la suite de son mandat qui se joue. En effet, il ne suffit pas de prendre le pouvoir pour mettre en oeuvre un projet. Il faut également que des conditions politiques sereines le permettent. Le plus dur, d'ailleurs, dans cette conquête du pouvoir n'aura pas été de se saisir du Trône, mais de pouvoir agir en disposant de l'espace nécessaire. Toute la différence entre une Monarchie de droit divin, une dictature et une République réside dans les interactions quotidiennes et les obstacles qui se dressent au quotidien. L'action publique se déroule dans un environnement complexe (partis, syndicats, relais dans la société civile) qui peut interférer et empêcher toutes initiatives. Il faut donc disposer d'espaces suffisants. De temps et de profondeur. Jacques Delors l'a suggéré pour expliquer sa dérobade. Jacques Chirac l'a vécu. François Hollande en fît les frais. Emmanuel Macron le sait. Etre président est une qualité. Il faut disposer d'un environnement politique ouvert. Ceci explique probablement que le projet d'Emmanuel Macron ne réside pas sur le traditionnel catalogue de mesures, tirés d'objectifs à atteindre. Il devine, sans doute, que son action dépendra du terrain. En ce sens, le futur président est probablement un redoutable tacticien. Et depuis le premier tour, l'homme d'Amiens, enfant de ces terres égalitaires, pour Todd, sait qu'il est rentré dans la zone la plus dure de la campagne qu'il a lancé voici quelques mois. Il ne s'agit plus de légitimité, il en dispose comme en témoigne sa qualification. Il ne s'agit pas de convictions. L'homme est armé idéologiquement. "Tout est possible", certes, mais tout est possible en fonction de l'environnement politique.
Il s'agit désormais de créer les conditions d'un mandat qui lui lui permettent d'agir tranquillement sans être sous la menace d'obstacles trop puissants. Nous sommes rentrés depuis le 23 avril au soir dans cette zone qui sépare le succès du triomphe. Il touche du doigt la pierre d'achoppement. Der stein des anstossess, comme aurait un de ces philosophes, dont on dit qu'il aime la proximité intellectuelle. Dans quelques jours, au plus une poignée de semaines, nous saurons si l'homme a su forcer l'avantage au point de restructurer l'espace politique en sa faveur, aplanir les difficultés. Certes, la recomposition surviendra. Elle était inéluctable (cf. mes articles précédents). Elle sera articulée autour de thèmes dont nous avons fait mine de redécouvrir l'actualité lors de ces élections. Mais, celle-ci lui sera-t-elle pleinement profitable ? C'est le moment le plus incandescent de la campagne. Une campagne dont l'objectif est de ne laisser subsister que trois forces. Trois blocs. Pour l'heure, le brouillard recouvre encore la plaine où la volonté des acteurs s'affronte. Le soleil de la victoire viendra-t-il le dissiper ? Ou bien au contraire, à la faveur de la confusion, ces adversaires arriveront-ils à échapper à l'estocade final, pour survivre, se replier, se barricader dans de petites citadelles d'où ils pourront lancer quelques embuscades lorsque le macronisme voudra tenir le pays ? Le spectacle est tout aussi saisissant que passionnant.
Plusieurs acteurs historiques de la 5e République jouent leur avenir en un temps qui se contracte comme d'autres ont subi le désastre de Sedan, puis l'Etrange défaite de 40, dans une temporalité réduite. A l'issue de cette séquence, nombre d'acteurs de la vie publique que nous connaissons auront disparu. Balayés par le vent de l'histoire et les rafales des batteries des canons de l'artillerie d'Emmanuel Macron. Il faut aux grands fauves de la politique du sang-froid, de la cohérence, une aptitude à saisir les opportunité. Pour Emmanuel Macron, il faut occuper tout l'espace central et cristalliser les oppositions à droite et à gauche autour de deux pôles (les deux Fronts) et ce faisant achever les deux grands partis parlementaires de gauche et de droite. A gauche, la Grande Maison joue, temporairement, sa dernière partition. A droite, le rassemblement qui a permis de transformer la droite parlementaire en cash machine, pendant une décennie, est un piège qui se referme. Les écarts idéologiques trop profonds minent le parti qui mettra peut-être des années à se remettre intellectuellement de cette séquence. S'il s'en remet, risquant d'être absorbé dans le "Grand tout", dont les contours se précisent.
Les deux vieux partis sont pris dans la tenaille du macronisme, qui prépare l'action, et des deux Fronts, qui eux préparent l'avenir. C'est un étau qui risque de les broyer, laissant incrédule l'appareil, la nomenklatura qui les accompagne et qui s'inquiète pour son avenir. Après tout, comme disait le vieux Proudhon, que le leader du Front de gauche connait sans doute par coeur, "Illusions perdues sont force d'avenir". Sur le front de droite, il s'agit bien de poser des jalons pour l'avenir, d'attirer les électeurs de droite désorientés, de conforter sa légitimité.
Dans cette bataille politique de premier ordre, nous assistons à tous les gestes. Les plus laids. Les plus mesquins. Les plus désintéressés. Les plus sots. Les plus sincères. Ainsi, comment qualifier le suicide politique du leader de Yerres, chargeant comme les chasseurs d'Afrique, pris dans la tenaille de Sedan, les prussiens dans un geste inutile, mais historique ? Comment appeler toutes ces offres de service pour Matignon, un Matignon dont la fonction sera amoindrie par la présence à l'Elysée d'un homme qui a porté, seul (ou presque), la victoire, sans rien devoir à personne, oui toutes ces offres ont-elles un sens ? Que dire de ces élus qui vont à Canossa ? Ou ceux qui n'y vont pas d'ailleurs ? Nombre de questions nous assaillent. Une certitude, dans six semaines, nous saurons si Emmanuel Macron a eu raison de forcer l'avantage en étant intransigeant, ou à l'inverse en composant, puisque son objectif de campagne est de dégager le terrain. Les investitures permettront de lire sa stratégie. La composition du gouvernement, chargé de gérer les affaires courantes et de donner du sens à la campagne des législatives nous donnera d'autres indications. Une chose est certaine, en ces temps de turbulences, l'aventure d'Emmanuel Macron suscite toutes les passions. Les ambitions se déchainent. S'expriment. Se dévoilent. Paris et la province bruissent de bien des fantasmes. D'envies. Le plus cocasse reste le spectacle de ces commentateurs inféodés à des factions désormais dépassées se livrer à des analyses d'après-choc. L'homme dispose là d'un puissant atout. il est le maître du jeu. Mais il sait bien que tout ceci ne durera pas car la fonction oblige à des choix, des sélections, donc des évictions. Le dépit et la déception viendront conforter son opposition. Il s'agit donc de résorber la capacité de nuisance possible de l'adversaire, et de la réduire...
La politique en ce moment ressemble à une gigantesque partie de go. Il est probable que la cohérence d'ensemble se révélera très prochainement. Plus exactement, le signe de la victoire la plus éclatante d'Emmanuel Macron serait que nous trouvions du sens a posteriori cohérence et du sens à toutes ces sorties, déclarations, photos d'hommes politiques de différentes origines, parcours. Le cadencement de la campagne explique probablement pourquoi cet alchimiste, qui a su transformer le style et l'intention en or, évite de parler de l'avenir. Celui-ci dépendra aussi du terrain. de même, il ne se risque pas à trop faire peur à ces sujets possibles en évoquant la discipline de parti qu'il voudra imposer, ainsi que la résonance de ses décisions dans les exécutifs locaux. Le macronisme sera-t-il une nouvelle pièce qui viendra vertébrer les territoires, ou bien laissera-t-il un peu d'espace à d'autres acteurs ? C'est peu probable...et ce serait sans doute incohérent par rapport à la qualité de la manoeuvre d'ensemble. Un système, comme nous l'avions dit voici plus de trois mois, s'effondre. En l'espace de 6 semaines, il se sera probablement recomposé autour de la figure du Commandeur, qui devra alors préparer ses discussions avec les partenaires qui deviendront des forces alternatives d'une autre nature, mais d'une autre réalité puisque nombre de sujets vont impacter leurs adhérents.
Le plus surprenant reste que la plupart des forces en présence semblent naviguer sans stratégie d'ensemble. Sans même avoir préparé leurs plans de campagne. Sans doute est-ce la raison de leur disparition puisque gouverner c'est prévoir. Et à ce jeu-là, Emmanuel Macron aura été le général le plus avisé.