De dérives autoritaires, aux résultats de référendums foulés aux pieds,en élections portant à la tête de grandes démocraties des personnalités parfois fantasques ou autoritaires, la question se pose de plus en plus ouvertement : assiste-ton à une régression démocratique ? Sommes-nous devant un transfert du pouvoir de la multitude d'un peuple sans visage, incarné par des élus dépositaires temporaires de cette souveraineté populaire, vers une minorité rassemblant l'exercice des pouvoirs politiques, économiques ou culturels ? Si la question de la dérive démocratique vers un régime oligarchique est inscrite dans l'ADN de la pensée politique depuis la très respectée théorie des cycles politiques chère à Aristote, et dont le "Schtroumpfissime" de Peyo fait une élégante synthèse maurrrassienne, ou depuis l'analyse plus rationnelle de la loi d'airain des oligarchies, conceptualisée par Vilfredo Pareto, elle prend une acuité toute particulière depuis quelques années. Elle fait écho à l'idée historiquement bien ancrée d'une apparence démocratique masquant une réalité bien différente. Pour tout dire, cette idée est récurrente, en particulier en France. Il n'y a pas si longtemps, l'on pouvait agiter le spectre du Mur de l'Argent, puis des "Deux cent familles", comme obstacle à l'exercice de la souveraineté du peuple.
Ce scepticisme de boulevard doit probablement beaucoup au fait que les premiers temps de l'ère démocratique moderne ont été marqués par le poids d'un système censitaire. La république romaine, Florence, Venise, puis les premières Républiques françaises...autant de systèmes politique reproduisant à l'envie des illusions démocratiques, reposant sur un fait oligarchique dont le cens servira de mesure.
A ce sentiment de dépossession effectif du pouvoir, se sont ajoutés , depuis quelques décennies, les conséquences de la multiplication des acteurs dans un monde globalisé. Ceux-ci ont disposé, dès les années 70, des moyens de contester l'exercice de la souveraineté locale (ONG, OIG, acteurs bancaires, multinationales...) voir lui faire obstacle. La recherche politique a longtemps glosé sur la surface des des grands acteurs défiant la vox populi locale, bien parfois pour des raisons catégorielles, en d'autres occasions pour l'édification d'un système plus intégré et porteur de valeurs universelles. L'opinion publique, déjà blasée, observait l'influence de groupes d'intérêts pouvant interférer dans le processus démocratique. Evoquons l'ombre du lobby "militaro-industriel" décrié par l'ineffable Eisenhower, ou des productions grand public comme "Mille milliards de dollars". Aujourd'hui, non seulement, nous vivons une démocratie désabusée, mais celle-ci l'est pour des raisons objectives. Bien pire, à l'influence, succède la translation du pouvoir vers des groupes restreints, ou des élites endogames. Ce phénomène semble s'accélérer. Plusieurs exemples récents ont démontré la fragilisation du fait démocratique. En effet, tandis que les élites vibrionnaient autour du Nouvel ordre mondial ou des vertus de la mondialisation, de la libéralisation des échanges, les peuples occidentaux (je distingue volontairement ici l'Occident du reste du Monde puisque l'intégration de ce dernier dans le système économique s'est accompagné d'un questionnement sur la pertinence de beaucoup de régimes politiques) assistaient impuissants à l'effacement de leur influence dans l'ordre politique. La tension entre peuples et élites est devenue palapble, tangible. Ainsi, nous avons observé que lorsque "les multitudes", pour reprendre la terminologie altermondialiste chère à Toni Négri, se sont opposées à des traités élargissant le libre-échange, ou dérégulant davantage, certains gouvernements européens ont choisi d'ignorer leurs revendications en contournant les résultats. En piétinant, par exemple, le scrutin de 2005, au nom d'intérêts supérieurs, nos gouvernements démocratiquement élus ont tronqué le fait démocratique, ont reconnu l'existence d'une structure métadémocratique, ouvrant une brèche vers l'asphyxie qui nous menacent. Pire, à cette impuissance démocratique interne se sont ajoutées les désastreuses conséquences de l'aventure grecque. Tandis que ce dernier se cabrait contre des décisions qu'il n'acceptait, la rumeur d'un éventuel coup de force salvateur se propageait sans susciter de condamnations.
Les européens ont assisté, médusés, à la mise en coupe réglée d'un peuple souverain à l'issue de décisions externes. Années après années, ils encaissent les conséquences des notations des agences, des exigences d'organisations économiques toujours plus intransigeantes sans que leur expression ne soit l'ultime moment du débat. Nous commençons sans doute à payer le prix de cet emballement. Il est à craindre que nous ne payons très chers le prix de cette soumission. La première conséquence est sans doute l'expansion généralisée d'un populisme qui se veut le dernier garant du fait démocratique. très paradoxalement, celui-ci n'est parfois rien d'autre qu'une translation d'une souveraineté démocratique vers des oligarchies locales qui se posent en garantes du principe de souveraineté populaire. L'échec d'une partie de nos élites est patent car elles n'ont pas su construire pédagogie et actions pour inscrire leur action dans un monde devenu particulièrement complexe.
L'affaiblissement des Etats, voire bientôt des Etats-Nations historiques par des acteurs privés ou publics constitue un autre signe de cette transition a-démocratique dont accouche doucement l'ère post-moderne. C'est dans le silence qu'on assassine un de ses principes fondateurs de la civilisation occidentale.
À ces outputs, il faut se résigner à observer la convergence d'autres facteurs qui consolident cette régression oligarchique. Les généreuses ambitions des sociétés démocratiques, avec ces principes cardinaux (égalité, liberté, fraternité, éducation, culture, ouverture) se sont heurtés au principe de réalité. L'égalité se heurte à une réalité connue et partagée : les niveaux de revenus et de richesse suivent des courbes de plus en plus distincte. des fractures apparaissent. Je ne reviendrai pas davantage sur cette question, abordée à longueur d'essais, analyses, discussions.
La principale conséquence de cette montée des inégalités tient dans la déconstruction du discours démocratique et égalitaire, le déligitimant au quotidien, tout en permettant à des groupes resserrés d'individus de concentrer les richesses et les moyens d'influence. Après des décennies de convergence égalitaire, l'inversion de la tendance de la courbe égalitaire (l'indice de Gini) fait perdre pied à certaines notions clés.
Nous ne sommes qu'au début d'une désagrégation de la cohésion et en corollaire à l'exacerbation de la compétition entre individus. Cette tendance s'accompagne d'un sentiment de déclassement de franges entières de la population qui constate avec amertume leur relégation et qui ne croit plus au rôle sacré de l'éducation dans les mobilités sociales. Les écarts de revenus et modes de consommation entre français ont divergé. Heureusement, la fragmentation du territoire permet d'éviter que trop de frictions n'apparaissent entre groupes sociaux. L'immense majorité des français ignorent tous des conditions de vie des oligarques qui régissent une partie de son avenir. Elle ressent avec frustration ou dépit son déclassement sans retraiter ces informations. En conséquence, lassée par des débats où s'affrontent des individus qui ne disposent plus des moyens de tenir leurs engagements, cette France déclassée renonce parfois à s'engager, confortant la dérive oligarchique, ou parfois cède à des appels du pied d'autres impétrants-oligarques qui veulent exercer le pouvoir pour conforter le leur, en contenant celui des autres. Désabusés, les français croient de moins en moins aux aventures collectives, qui sont au coeur du projet démocratique. Consacrant l'individu-roi, l'oligarque sait raconter son histoire et tenter de la rendre collective, alors qu'elle n'est que personnelle. Cette individualisation du projet, de la politique, ou de l'histoire est saisissante lorsque l'on se rend dans les librairies. Biographies, autobiographies, culte narcissique des grandes figures et des petits faits se sont substitués aux ouvrages généraux, catégoriels et ambitieux.
Malheureusement, il est, donc, probable que nous sommes devant des changements politiques bien plus considérables.
Les temps sombres où nous commençons à évoluer s'accompagneront immanquablement de mutations du fait politique avec le retour à des pratiques, jamais vraiment perdues il est vrai, clientélistes, népotiques et oligarchiques, toutes trois étant en interactions. Le principe dynastique qui s'affirme d'ores et déjà dans notre belle République, est le signe de cette translation de propriétés. De même, certaines notions intangibles, sacrées, tel que l'Etat de Droit, avec la remise en cause de la séparation des pouvoirs peuvent être attaquées sans que cela ne suscite guère d'émotion.
Nos libertés, menacées par un contexte international plus que dégradé, l'hubris qui a emporté une partie du monde musulman, l'effondrement des valeurs, l'anomie qui gagne, sont menacées par cette situation et par un choc en retour, elles le sont également (avec des conséquences différentes, il est vrai) au nom des menaces qui nous frappent. Pourtant qu'est ce qu'une Démocratie qui ne peut garantir la liberté de ses concitoyens et qui pour répondre à la situation porte atteinte à certaines modalités de ce principe ?
Le fait oligarchique, devenu une réalité tangible, est tout à la fois une conséquence de l'affaiblissement du fait démocratique, lié à ses modalités d'exercice (abstention de franges entières de l'électorat dans la vie publique et loi d'airain des partis), mais aussi paradoxalement une forme de réaffirmation de la souveraineté puisque les oligarques locaux, par une ruse du diable, accaparent et confortent leur pouvoir en empruntant les habits sacrificiels de la protection de la souveraineté du peuple. Rusés, ils se présentent aux suffrages du peuple, pour asseoir leur domination, en jurant fidélité aux valeurs les plus sacrés de la souveraineté, créant des ruptures dans l'Ordre mondial. L'oligarchie fragmente en une multitudes de petits royaumes l'espace-monde sous couvert de protéger les intérêts du peuple. Par un curieux paradoxe, les Etats-Nations, construits contre les de petites oligarchies locales, comme en Italie, ou de plus grandes, vont perdre une des pierres angulaires de leur légitimité, le principe démocratique, pour nous renvoyer, qui sait, vers vers de nouvelles féodalités. L'illustration la plus folle et la plus emblématique de ce "Grand bond en arrière" reste l'érection de murs, protection dérisoire dans un monde marqué par l'économie de la connaissance, du réseau, et de flux de tous ordres, procédant de changements socio, climatiques et économiques. Comme à l'ère du Blitz, les lumières s'éteignent les unes après les autres en Europe. Il faudra bien autre chose que de simples invocations à la "réinvention" du politique pour inverser cette mécanique.