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Billet de blog 12 février 2017

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"Le Canard, le Nouveau Monde et les artificers de la République"

Les affaires "Fillon" dévoilées par la presse ces dernières semaines, quelles que soient leurs conséquences judiciaires, ont mis à mal l'issue de l'élection présidentielle. Celle-ci n'en est pas seulement bouleversée. C'est tout un monde politique, bipolaire, qui s'effondre doucement, mais inexorablement, ouvrant le "champs des possibles". Le paysage politique français a vécu.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En publiant, voici quelques semaines, le premier d'une série d'articles consacrés aux pratiques d'un candidat à l'Election présidentielle, élection toujours magique en France puisqu'elle est l'héritage des riches heures des sacres monarchiques et de la dimension thaumaturgique du souverain, les journalistes du Canard Enchainé imaginaient-ils que les mots filant entre leurs doigts allaient non pas simplement perpétuer la tradition des grands articles de l'hebdomadaire satirique (révélations sur les "Diamants", affaire Stavisky...), mais provoquer cette fissure qui allait sans doute entrainer la France dans une Révolution politique ? Peut-être, peut-être pas. La réponse leur appartient. 

Toujours est-il que tel le battement d'aile du papillon, ou du coup de feu de Sarajevo, l'encre et le papier, ce quasi-chiffon de papier, du "Canard" ont changé sans doute pour longtemps les paradigmes politiques français. Un monde politique nouveau vient de naitre. Certes, notre quotidien n'en est pas bouleversé. Nous suivons avec intérêt, indifférence, dégoût, passion, amertume, consternation, toutes les péripéties et rebondissements de cette saga. Néanmoins, chacun prend acte des conséquences probables sur l'élection présidentielle. En tout état de cause, elle ne se déroulera pas comme nous pouvions le penser. Un spectateur un peu rapide pourrait penser qu'il ne s'agit qu'un de ces épisodes marquants qui conditionnent le choix des électeurs. Toutes proportions gardées, des événements se situant entre l'affaire des diamants, qui a influencé les élections de 81, et l'énorme choc de l'affaire DSK. Mais, la portée de ces articles dépasse le cadre même du vote. Ils remettent en cause l'alternance habituelle et ce faisant font voler comme "un vase de terre creux" (merci une nouvelle fois Stefan Zweig) le monde tranquille de la vie politique française.    

Si cette crise est devenue un séisme c'est parce que les conditions s'y prêtaient. Les français, méfiants à l'égard d'une partie de leurs élites, ainsi que le révèlent années après années les sondages, constatent la réalité d'une petite nomenklatura à la française qui leur semble "hors-sol". Cette dernière a d'ailleurs du mal, parfois, à s'approprier les enjeux collectifs. Ce quasi-ressentiment a pris et prend la forme de votes erratiques, ou d'adhésion, aux formations politiques considérées en marge de ce que les français considèrent comme un "système" (le mot est à la mode...à front renversé). Ce désintérêt s'exprime aussi au travers de l'abstention qui bouleverse l'équation politique.      

Toute cette affaire rapportée par les médias aura bien davantage de conséquences que les précédentes. Les journalistes du "Canard" ont dynamité le paysage politique classique. Conséquence la plus directe et la plus visible, cette affaire va sans doute modifier le 2e tour de la présidentielle (à moins que d'autres "affaires" ne corrigent le tir). Ce faisant, le monde bipolaire que nous avons connu va cesser d'exister, parce que précisément l'élection présidentielle est le moment politique français le plus intense. Le monde clos et rassurant de cette guerre froide, opposant rituellement deux grands partis politiques, explose sous nos yeux. Il était sans doute déjà mort, mais nous vivions dans l'illusion de sa survie. 

Mais au-delà, et plus qu'avec l'affaire Strauss-Kahn, c'est toute la vie politique qui va en être affectée. Naturellement, elle questionne les pratiques éthiques et professionnelles des représentants de la Nation. Nul ne sait encore s'il s'agit de sujets de droit, mais tout le monde s'accorde à dire qu'il y a un questionnement moral. On ne fera plus exactement de la politique comme on pouvait la faire ces dernières décennies. Sans doute est-ce la conséquence même de la gravité de la situation. Je ne crois pas que des parangons de vertus se lèveront ("La tolérance, il y a des maisons pour cela"). Comme le disait le regretté Edouard Herriot, grand maire, comme le sont souvent ceux de Lyon, "La politique, c'est comme l'andouillette, ça doit sentir la merde, mais pas trop". Nous allons au-devant d'une période où elle devra sentir l'amande. Ou la rose. Ou le bleuet. Pour ne pas froisser personne. Tant qu'elle ne sent pas la violette du diable... 

Bien plus que toutes ces arguties sur l'éthique, c'est à la destruction du paysage politique issu des IVe et Ve Républiques que nous assistons. Le bipartisme est mort avec l'entrée en force d'une troisième force, qui par sa position dans l'axe médian de la vie publique va libérer les satellites qui tournaient en orbite basse des deux puissances. Quelle sera le résultat de ce démantèlement de l'ordre établi avec les élections législatives qui suivront les présidentielles ? Celles-ci vont être le reflet de la suite des opérations. Elles seront décisives mais vont refléter ce démembrement. Le PPF (Paysage politique français et le Parti Populaire Français, du pas du tout regretté Jacques Doriot)  est dispersé, façon puzzle. Les petites fractures entre les formations vont devenir des ruptures avec des conséquences imprévisibles à l'Assemblée Nationale.

De manière concomitante, tectonique politique oblige, les élus de gauche et de droite qui transgressent en changeant de leader naturel vont être confrontés au défi du remembrement des majorités locales. Le troisième homme rompt avec les habitudes.

Les exécutifs locaux devront en tirer les conséquences. Quel avenir pour les majorités et oppositions figées au sein des conseils municipaux, départementaux, régionaux de l'arrivée du Macronisme ? Quelle légitimité auront certains présidents d'intercommunalités à la faveur de cette implosion d'un monde ? C'est l'ensemble des rapports de pouvoir, ces relations invisibles entre politique, économique, social qui glissent vers l'inconnu. 

La grande transformation est en route. Pour ne pas dire en marche. De nouvelles sociabilités politiques émergent. Des réseaux s'effacent. D'autres sont à l'œuvre. 

L'écho de ces articles témoigne de la dégradation des relations entre les politiques et les citoyens. Leur résonance est un signe du chaos plus que les articles ne sont la cause du désordre fécond auquel nous assistons. La petite musique du "complot", joué et surjoué depuis la Révolution française par ceux qui perdent de vue les rapports de force ne masque pas la réalité.            

Je ne doute pas qu'une fois passés tumulte, confusion et pagaille, une nouvelle organisation de la vie politique va se structurer. La main invisible fonctionne également sur le "marché politique". Il y aura organisation. Et loi d'airain des oligarchies. Avec ses courtisans, ses mœurs, ses repères, ses pratiques. Le vieux Proudhon disait que "la révolution est une translation de propriété". Mais, pour un temps au moins, la question de l'éthique sera au cœur des préoccupations. Ainsi que la question du sort de la France et des français.

L'autre bonne nouvelle, c'est que les français, que nous constatons certaines injustices sans que ce diagnostic ne se transforme en colère, contrairement à d'autres temps où les français transformaient leur indignation en révoltes. Pas de 6 février en perspective. Même pas de crise antiparlementaire. La maturité a touché les français. L'émotion populaire sera sanctionnée dans les urnes, ou par de nouvelles formes d'expression politique.

Finalement, nos artificiers auront été des artistes et pas des soldats. Le feu d'artifice de leur production vient saluer l'aube de changements qui résultent d'une lente érosion des structures, plus qu'il n'en est la cause. Et si le bruit de ce feu d'artifice fait le tour du Monde, telle la fusillade de Lexington, ca n'est pas par sa brutalité mais par le lustre nouveau qu'il pourrait conférer à la vie publique.

Tout ceci n'est pas encore joué, bien entendu. D'autres événements, émotions vont conditionner le vote. D'autres acteurs attendent dans l'ombre. Certains soldent des comptes. Mais dans moins de 10 semaines, il est très probable qu'un monde aura vécu.     

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