Emmanuel, Saint-Simon et les autres.
En France, plus que partout ailleurs, nous aimons les typologies et les classements. Quoi de plus normal au Pays de Descartes qui n’est rien d’autre que celui que de la raison que de vouloir ordonner, ranger, classer, et organiser. Cette soif d’entomologiste, cette passion naturaliste nous a donné un Buffon. Dans l’ordre politique, elle a produit des noms illustres dont André Siegfried et son « Tableau politique de la France de l’Ouest », puis René Rémond et ses droites françaises. Jacobins, girondins et montagnards sont rentrés dans l’histoire et ont prospéré bien plus loin et longtemps que l’antagonisme des Guelfes et des Gibelins. Ce n’est pas la fidélité aux convictions qui dominent mais l’attachement à une sensibilité. Bien plus, il fallait, et il faut, pour interpréter l’action politique être casé. Le pire pêché reste d’être hors-champs. Ne pas s’inscrire dans un schéma balisé heurte notre sensibilité. Et en France, nous avons horreur de l’atypisme dont on suspecte qu’il n’est rien d’autre que de la déloyauté. Michel Jobert qui se voulait « ailleurs » en a été une victime. Notre Weltanschauung exige l’appartenance. Au milieu de tout ceci, le franc-tireur est au mieux un huluberlu, au pire un opportuniste. « Tout est perdu fors l’honneur »…une nouvelle fois le poids de l’Histoire domine et nous saluons celui qui reste attaché à son camp. De cette morale de petit propriétaire, il ressort que le monde politique doit fonctionner en silos, hermétiques, intemporels dont les politistes ont fixé les frontières. Nous oublions ainsi que le problème des frontières reste bien qu’elles rassemblent bien plus qu’elles ne séparent. Seul le temps permet de valoriser les évolutions, les inflexions. Mais, il faut attendre la légitimité, l’onction de la science pour bénéficier de quelque crédit. Ainsi, tant qu’un talentueux universitaire, une vieille gloire attendue à l’Académie, n’aura pas revisité le travail de René Rémond, il n’y aura point de salut à droite en dehors d’être légitimiste, orléaniste et bonapartiste.
Pourtant, les plus érudits se souviennent comment Napoléon III, adepte des saute-moutons politiques se gaussait de ces frontières en disant à propos de Persigny « L’Impératrice est légitimiste, Morny est orléaniste, le Prince Napoléon est républicain et je suis moi-même socialiste. Il n’y a qu’un seul bonapartiste, c’est Persigny, et il est fou ». Tout l’art politique n’a consisté ces dernières décennies qu’à étendre des parts de marché, comme dans une gigantesque partie de « Risk ».
C’est sans doute pourquoi l’irruption sur la scène politique « D’en Marche »a stupéfié les commentateurs politiques. Il les affole même en s’étant affranchi de tous les codes habituels. En faisant abstraction du « cursus honorum », ce qui ne manque pas de saveur au vu du parcours de l’intéressé, des candidats habituels, Emmanuel Macron transgresse, profane les sentiers balisés de la vie politique. A la manière d’un Georges Pompidou, d’ailleurs, dont le parcours offre de nombreuses similitudes avec l’outsider de la Présidentielle. Dès lors, on lui fait grief d’être inclassable. Notre impuissance à le cataloguer, le ranger est source de désordre intellectuel et moral. Après avoir écarté l’hypothèse farfelue d’une réplique de la « Longue Marche » de l’Oncle Mao, le maoïsme ayant perdu ses lettres de noblesse en France depuis près de quatre décennies, il nous faut bien se soumettre à la règle évoquée ci-dessus de la catégorisation. Les sarcastiques voient derrière le « Ni-ni » une forme de séduction méphistophélique. Les plus enthousiastes y voient une forme absolue de renouvellement, de transcendance. Certes, ainsi que je l’ai indiqué dans un autre article, cette volonté de rassemblement peut comporter des risques. Toutefois, elle a un sens. Voire même une origine bien française. En effet, pays de tumulte et de passions, nous avons régulièrement produit en réaction des mouvements qui voulaient rassembler pour surmonter les crispations. Il serait sans doute réducteur de faire un grand bond dans le Temps. Mais, qui peut nier que derrière le discours du chef des marcheurs on devine la trace de cet héritage saint-simonien qui hante la vie politique depuis le 19e ? Marginalisé par certaines outrances rituelles, ainsi que par les clivages issus de la Restauration, des combats pour la République, de l’émergence du mouvement ouvrier, puis par la professionnalisation de la vie politique, « le dernier des gentilhommes et le premier des socialistes » rêvait de remettre le pouvoir aux producteurs, un ensemble rassemblant le capital et le travail, cette chaîne qui court du travailleur au banquier finançant l’investissement. Son influence ira bien plus loin que les courtes années de son existence. Plutôt que de spéculer sur des manoeuvres, sur d’éventuelles combinaisons d’appareil, c’est sans doute vers les utopistes du 19e qu’il faut regarder, comme le fît Paul Ricoeur dans quelques uns de ses travaux. Le rôle intellectuel du saint-simonisme a été prégnant tout au long du siècle, même si celui-ci s’est fait sur un mode politique dégradé, voire impolitique au sens partisan. Plutôt que de renouvellement de la vie politique, c’est sans doute à une réhabilitation d’autres formes d’actions et de pensées politiques à laquelle nous assistons. Il se trouvera heureusement bien quelques penseurs et mémorialistes pour en définir les périmètres…