Dans quelques semaines, le monde politique stable, ordonné et bipolaire de la Ve République aura vécu. Emporté, comme nous l’avons vu, par le poids de ses contradictions, des hasards de campagne, il ouvre la voie à bien des incertitudes que masque difficilement la marche en avant d’un homme qui s’avance vers son triomphe, au sens antique du terme.
A brûle-pourpoint, l’écume des choses est déjà complexe. En effet, en fonction des résultats des élections législatives, bien incertaines, nous assisterons peut-être à l’explosion du modèle présidentiel posé par Debré, avec une possible « Chambre introuvable » qui renverrait le monarque républicain à la grande mythologie politique, ou, bien au contraire, si une majorité s’impose, au renforcement du caractère présidentiel avec une majorité godillot qui ne sera pas le produit habituel de la logique des partis. En voulant renouveler les candidatures, mais aussi par le jeu de la loi sur le cumul, et également l’étiolement du poids des grands féodaux, nous observerons peut-être une Assemblée affaiblie…face à un Hyper-Président…dans les deux hypothèses une nouvelle séquence s’ouvre…
Pour la première fois depuis bien longtemps, le citoyen doit réfléchir à paradigmes fort différents de manière concomitante. Quoiqu’il arrive, la solidité des Institutions va-t-être éprouvée…par des hommes qui n’ont aucun élément de comparaison avec d’autres systèmes institutionnels, contrairement à un François Mitterrand affrontant la Cohabitation, à l’aune des vices et vertus des institutions des IIIe, IVe et Ve République qu’il connaissait.
La France rentre définitivement et de plein pied dans ce monde politique post-moderne où s’effacent les clivages d’autrefois, produit d’un affrontement entre deux camps que l’on peut nommer en fonction de ses convictions, du progrès et de la réaction, conservateurs et libéraux, mouvement ouvrier et autres. Notre grille de lecture habituelle se désagrège. Certes, les antagonismes sociaux demeurent. Mais Les formes du politique changent. Allons-nous vivre, nous aussi, cette recomposition que plusieurs pays ont déjà connu (Italie, Espagne, Grèce..), mais sous une forme apaisée ? Tout est possible, disait-on en 36. Plus que jamais, tout est possible, y compris le retour en force de la Chambre haute qui pourrait bien devenir le dernier eldorado d’un système politique d’avant. A moins, que sous les coups de boutoir d’une nouvelle majorité émergente, les exécutifs locaux ne soient eux-mêmes bousculés.
La transition semble si rapide, qu’il est difficile de deviner l’issue de cette séquence. Mais si une forme de cohérence régit cette mutation, il est certain que de nouvelles majorités vont se recomposer. Si cohérence, il y a. Voilà bien la question centrale et la plus politique de ce à quoi nous assistons. Cette mutation brutale est-elle pensée, construite, ou est-elle la conséquence d’une implosion inédite du système. La réponse à cette question va conditionner le rythme politique de ces prochaines années. Derrière cette course après « le beau, le bon et le vrai », ce rassemblement des hommes de bonne volonté, n’y a-t-il pas un autre chose à trouver ? Tout d’abord, il faudra bien à un moment mesurer les conséquences de ce temps impolitique qui s’ouvre avec tous les repères qui se perdent, s’effondrent.
Le rassemblement qui s’opère marque la fin des clivages. Plus exactement les antagonismes naturels de la vie politique ordinaire vont se cristalliser aux marges du système. Un « Grand tout central », gonflé comme une outre épaisse va coaguler une multitude de pragmatiques, raisonnables, avec aux marges immédiates, les restes des formations des politiques d’avant coincées elles-mêmes entre ce centre hypertrophié et les adversaires du système. Bien plus ce « Grand Tout » qui ordonne ne ressemble-t-il pas à ces trous noirs qui absorbent la lumière ? A ces naines blanches qui finissent par exploser. A l’instar du 19e, politique et astronomie se rapprochent. Blanqui, l’homme de la société des saisons en serait fort aise. Il s’agit hélas de l’avenir de la France et des français. Et puis, derrière le masque sympathique de la jeunesse, se cristallisent quelques interrogations. Quelle sera la nature exacte du pouvoir ? Celui-ci aura-t-il une autre réalité que ce visage ? Le consensus auquel nous assistons, témoins sidérés et médusés, comme le furent les français en septembre 1870, ou ceux de juin 1940, assistant au suicide d’une génération politique, ce consensus n’est-il pas le masque d’un transfert de pouvoir vers une idéologie structurée, ordonnée et portée depuis une vingtaine d’années par une poignée d’individus ? Vu de Sirius, cet effondrement de la classe politique semble servir une caste d’hommes et de femmes de bonne volonté, convaincus des réformes à conduire comme l’étaient les groupes de réflexion des années 30, dont le « X-Crise », les planistes et autres hauts-fonctionnaires qui pour certains ont contribué soit à nourrir les réseaux de résistance, pour certains, ou servir l’Etat Français et sa Restauration nationale pour d’autres. L’intelligence peut se fourvoyer. Nous saurons bientôt si tel est le cas. Les interrogations demeurent sur le temps politique qui s’ouvre. Mais celui-ci semble devenir plus impolitique qu’il ne l’a jamais été. « La révolution est un transfert de propriété », écrivait Proudhon. Nous allons vivre une révolution car la propriété politique va se déplacer. Les trop vastes rassemblements étouffent le conflit, or ce dernier est source de progrès. Les radicaux se souviennent que leur surreprésentation a fini par devenir un tunique de Nessus, matrice de quelques crises majeures.
Gageons que ceux qui exerceront le pouvoir sauront concilier auctoritas et potestas avec toute la bienveillance nécessaire et qu’ils ne concentreront pas le pouvoir dans un pré-carré, un esprit de caste techno, confisquant l’expression de la multitude démocratique. Il n’y aurait rien de plus terrible qu’un effacement du politique par la suppression de la conflictualité, au profit d’une concentration du pouvoir. La démocratie, cette espace apaisée et normée, est morte en Grèce quand les Trente ont ouvert la voie à l’oligarchie. Tout ceci ouvrirait, alors, à moyen-terme d’autres champs des possibles à de nouvelles radicalités.