Voilà, cette fois, c'est fini. Une aventure de 40 ans ou presque …
Les derniers mois on été employés pour moi à gérer le fonds Boursier . Vous aurez noté la majuscule ; le billet de Michel Koutouzis sur la fermeture de la télévision d'état en Grèce dit magnifiquement qu'il y a d'autres patrimoines que financiers…Valérie Boursier est notre bibliothécaire, et elle photographie comme elle respire, sans parvenir à nous dire d'où lui vient cette facilité. Il n'y a qu'en droits que nous sommes égaux…Valérie a pris près de 600 photos de notre établissement, que j'ai organisées en diaporamas.Vous pouvez les contempler à cette adresse : http://www.rouskadetiolles.fr/index.html
Je ne me fais pas d'illusions : vous n'irez pas. Ces balades dans des coins où vous n'êtes jamais allés, que vous ne connaissez pas, c'est comme une soirée diapos de vacances chez des amis d'amis : à se pendre !
Mais pour nous tous qui y avons travaillé, Etiolles, c'est quarante ans de jeunesse. La nôtre, d'abord, lointaine, souvent, celle que nous avons vécue dans ces murs. Nous retrouvions dans nos pas plus lourds dans les grands escaliers ceux, plus vifs, qui nous faisaient grimper et descendre les quatre étages sans le secours d'un ascenseur capricieux, car il avait vu l'Union de la gauche… Nous allions et venions rassurés dans ces vieux murs, sous cette grande peau de pierre plus tannée et fendillée que la nôtre, et sous laquelle pourtant continuait à courir la vie. Chaque rentrée a été à Etiolles un moment, au moins fugitif, de bonheur. Dans un lieu de formation et d'éducation, malgré le désenchantement ou la colère, septembre a toujours le goût délicieux du recommencement…nous sommes des Sisyphes heureux.
Etiolles, c'est aussi quarante ans de jeunesses, celles de nos étudiants. Rare privilège que de côtoyer des êtres dans la parenthèse enchantée qui sépare la fin de l'adolescence du début de la vie adulte intégrée, salariée, rangée …Jeunesse des grands gaillards penauds, qui attendaient dans le couloir de se faire engueuler par la directrice pour avoir truqué la feuille de présence (avec des profs de maths ! Les andouilles!) ; jeunesse des couples qui se faisaient, se défaisaient, se refaisaient…quarante ans de bisous dans les coins — et Dieu sait qu'il y en avait des recoins à Etiolles ; je crois qu'ils les ont tous testés ! Et tous ces bébés conçus sitôt le concours obtenu et qu'on nous apportait aux beaux jours, comme des petits mousserons de printemps …
Jeunesse de stagiaires qui après des mois de moues dégoûtées et de propos désagréables se précipitaient vers vous, débordant de reconnaissance, parce que dans la maternelle dont ils avaient la charge, un petit autiste s'était mis à parler ; l'étudiante était si bouleversée d'enthousiasme que je n'ai pu réussir à lui dire que je n'avais rien pu lui conseiller, puisqu'elle ne m'avait jamais rien demandé…
Quarante ans de « Madame-(Monsieur…)-il-fait-beau-si-on-faisait-cours-sur-la-pelouse ? ». Je cédais en juin, et entre le château et le ru des Hauldres, je dissertais (brillamment) sur la pédagogie par cycles ou l'observation réfléchie de la langue devant des étudiants assis en rond autour de moi, dans un silence religieux . Et totalement inattentif. Ces grands lecteurs de La Hulotte cherchaient à localiser à l'oreille le pic, le coucou ou la sittelle…
Jeunesse des professeurs aussi, le nombre des années ne faisant rien à l'affaire…jeunesse de Daniel-Jean Jay, l'historien, trop tôt disparu, qui signait ses cartes postales Oscar Magnole ou Ferdinand Buisson II, et représentait, en tableaux vivants, le passage des Alpes par Hannibal avec les étudiants déguisés en éléphants… jeunesse de notre chère Monique Alezra, si douée pour l'imitation des séances d'analyse de pratique didactique que je n'arrivais plus à finir mon déjeuner…
Jeunesse militante aussi ; c'était chaud, Etiolles ! Je revois l'un des plus engagés d'entre nous qui au cours d'AG houleuses laissait parfois son regard flotter, tandis qu'un mystérieux sourire rejoignait ses lèvres…on aurait dit qu'il contemplait une apparition de Louise Michel. En retard à une réunion, j'apprenais des copains, hilares : « Jean est au bloc ! Il n'a pu s'empêcher d'aller féliciter les lycéens en lutte, et s'est fait embarquer avec eux ! » Oui, Jean, toi, tu n'as jamais cessé d'avoir cet âge là…
Jeunesse de nos plasticiens, aussi, au mieux avec l'avant garde parisienne, qui nous gratifiait de happenings surprenants. Je me souviens d'un gigantesque bocal pendu au plafond et animé d'un mouvement pendulaire qui imprimait des vagues extraordinaires au contenu, un épais liquide violet…le truc a fui, et nous avons mis des semaines à nous débarrasser d'un enduit dégueulasse, qui collait aux semelles. Et la fois ou l'établissement s'est rempli de ready mades sur le thème des WC, bluffants de réalisme…nous n'osions plus faire pipi nulle part, crainte de baptiser une oeuvre…
Jeunesse, jeunesses…naïveté. Naïveté des fresques et des dessins, des idéaux et des exigences, des projets, des illusions, des espérances …fraîcheur des textes et des refrains d'enfance, entre des murs si vieux …Etiolles.
Allez,si, quand même, allez en voir un ou deux : sous la photo du Saulchoir, vous avez une Visite guidée; choisissez le château, le parc, la bibliothèque…ce que vous voulez. Et ayez une pensée, non pour notre chagrin, inévitable, mais pour la fracture de vie que représente, pour les plus fragiles, les moins protégés d'entre nous, ce départ. Avec Etiolles, ils perdent ce qu'ils ont peu de chances de retrouver aujourd'hui sur un lieu de travail : la douceur de vivre.