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Billet de blog 23 avril 2013

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Christianne s'en va.

Christianne s'en va. Et c'est là que nous comprenons que nous allons tous partir. Christianne travaille à la cuisine de notre centre de formation. Nous avons encore une cantine, à l'ancienne. Guadeloupéenne, elle nous régale régulièrement de blaffs et colombos qui tranchent par rapport à la nourriture des fournisseurs de tambouille privés…

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Christianne s'en va. Et c'est là que nous comprenons que nous allons tous partir. Christianne travaille à la cuisine de notre centre de formation. Nous avons encore une cantine, à l'ancienne. Guadeloupéenne, elle nous régale régulièrement de blaffs et colombos qui tranchent par rapport à la nourriture des fournisseurs de tambouille privés… Nous déménageons en septembre, parce que les mérites croisés de la LRU, qui désengage l'Etat, et de la mastérisation, qui a divisé par quatre ou cinq le nombre de nos étudiants, font que nous ne pouvons plus rester à Etiolles. Nous allons passer de notre grand monastère, qui a formé des maîtres pendant quarante ans, aux locaux de l'Université d'Evry. Les hauts plafonds, le grand parc, l'entretien d'un bâtiment ancien, tout cela coûte trop cher pour une institution paupérisée au dernier degré. Et comme il n'y a pas de cantine là où nous allons, Christianne s'en va.

Christianne est arrivée à Etiolles il y a  quinze ans, en même temps que moi. Sa beauté et sa gaieté ont toujours ensoleillé notre quotidien. Je me rappelle un des pots de fin d'année où, avec d'autres antillaises en superbes tenues de soirées, maquillées en stars, elle faisait cruellement ressortir notre look "catalogue de la Camif". Elle ne refusait jamais de prolonger son temps de quelques minutes pour qu'un professeur retenu par une soutenance puisse déjeuner.  "Comme on dit au pays, les sacs vides ne tiennent pas debout !". Christianne était là quand mes deux enfants, adoptés en Haïti, sont arrivés. Pour la fille, elle a clamé fièrement : "Ça, c'est une belle petite négresse !" et je me suis sentie couronnée…Mon garçon ne voulait plus lâcher son doigt et la suivait à la cuisine. Nous étions tous là, nous aussi, quand elle a vécu un terrible deuil familial.  

Christianne a trouvé un poste comparable au sien, tout à côté de chez elle, un peu mieux payé, même. Que dire ? Ce qu'elle dit elle-même : "Je n'arrive pas à en parler. Ce n'est pas que j'ai peur…je connais, là où je vais, c'est à côté de chez moi…et ça va bien se passer…mais je suis ici depuis quinze ans…c'est chez moi…on est tous ensemble…on fait de la bonne cuisine…Tous les jours, je me réveille à trois heures du matin, et j'y pense…"

Pas de chômage, un temps de trajet plus court…que dire qui puisse être audible ? J'en ai parlé à Valérie, notre bibliothécaire, qui, elle, vient avec nous. Elle laisse juste derrière elle sa bibliothèque, aménagée et constituée depuis des années. "Réveil à trois heures du matin ? On en est tous là…".

Alors que dire ? Juste ça. Que Christianne s'en va, et que nous sommes nombreux, à Etiolles, en ce moment, à nous réveiller à trois heures du matin.

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