Dans quel pays le chef de l’Etat vient-il de proposer des prix planchers aux agriculteurs en colère ? Dans quel pays ceux-ci bloquent-ils les routes avec leurs tracteurs ? Réclament l’arrêt des traités de libre-échange ? Sont-ils dominés par des syndicats représentant avant tout l’agriculture conventionnelle, et non par les tenants de systèmes plus agroécologiques ? Oui c’est en France. Mais c’est aussi en Inde. On ne peut qu’être saisi par la ressemblance des revendications dans les deux pays, la forme de celle-ci dans l’espace publique, et les réponses timides du pouvoir.
Les agriculteurs indiens avaient bloqué certains accès à l’agglomération de Delhi pendant plus d’un an (2020-21). Ils protestaient contre trois lois qui accentuaient la libéralisation du secteur. Les voilà qui ont repris leurs tracteurs en ce mois de février – mais cette fois l’Etat limitrophe de Delhi, l’Haryana, qui est gouverné par le même parti nationaliste hindou que celui du Premier ministre Narendra Modi, a imposé d’entrée un véritable barrage, avec blocs de béton, coupure d’Internet, grenades lacrymogènes et balles en caoutchouc. On compte déjà un mort parmi les agriculteurs, mais du moins Delhi et le pouvoir fédéral restent hors d’atteinte des manifestations.
Avec leurs exploitations de 70 hectares en moyenne, bien des agriculteurs français n’arrivent pas à vivre. On peut imaginer ce qu’il en est en Inde, où la taille moyenne n’atteint pas un hectare ! Un chiffre qui baisse chaque année vu la rareté des emplois hors agriculture, qui empêche un exode agricole. En Inde aussi, les agriculteurs se suicident ; en Inde aussi, on exige que les prix planchers correspondent au cout de production – auxquels il faudrait ajouter une marge de 50%, revendiquent les manifestants. En Inde aussi, la politique de modernisation agricole à tout prix, la course à la productivité furent accélérées au même moment, dans les années 1960 par la PAC et la révolution verte, et montrent une même triple impasse : sociale, économique, et écologique.
Les différences avec la France sont de deux ordres. Les agriculteurs indiens ne protestent pas contre « l’écologisme punitif » dont ferait montre les règlementations environnementales de la PAC (limitation des pesticides, jachères obligatoires). Car de règlementations environnementales en Inde, il n'y en a guère… Deuxième différence : alors que le soutien des prix par les régulations et les quotas a quasiment disparu de la PAC, les « prix minimum de soutien » existent pour 23 cultures en Inde. Mais ils ne sont appliqués que pour le blé et le riz, que l’Etat achète en grande quantité pour soutenir les prix et constituer des stocks, lesquels seront ensuite redistribués au titre de l’aide alimentaire subventionnée à deux tiers des ménages indiens (plus de 900 millions de personnes !). De quoi faire rêver le Secours populaire et autres Restaus du Cœur, qui sont loin de disposer d’une tel soutien institutionnel en France. Mais le système fonctionne mal en Inde, le blé et le riz sont cultivés dans des régions pourtant en manque d’eau, et aux dépens de cultures moins exigeantes comme les protéagineux et les millets. Il n’y a pas qu’en France où l’on importe des huiles et des pois… Narendra Modi vient de proposer d’étendre les prix planchers effectifs à 5 produits, mais cela ne satisfait pas les revendications paysannes qui exigent que ce système soit définitivement inscrit dans la loi au moins pour les 23 cultures.
Plus que jamais, c’est dans le monde entier que les problèmes de l’agriculture conventionnelle apparaissent au grand jour. Sauf à disposer de milliers d’hectares par exploitation comme en Australie ou Nouvelle Zélande, l’agriculture apparait comme elle est : un secteur qui a besoin de régulation par les pouvoirs publics, loin de l’idéologie libre-échangiste qui mène à des catastrophes économiques, écologiques et alimentaires.