Frederic L'Helgoualch
Des livres, des livres, des livres
Abonné·e de Mediapart

178 Billets

0 Édition

Billet de blog 5 févr. 2023

Frederic L'Helgoualch
Des livres, des livres, des livres
Abonné·e de Mediapart

‘La Furieuse’ : au fil de l’eau. Exquise échappée de Michèle Lesbre

« C’est si loin que j’en ai le vertige, mais les petites filles ne désertent pas le corps des vieilles dames. »

Frederic L'Helgoualch
Des livres, des livres, des livres
Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Michèle Lesbre


    « "Tu n’es plus un enfant", ai-je entendu ce matin, dit par une voix adulte et sévère. Nous avons tous entendu, peut-être même prononcé, cette phrase cruelle qui annonce une sorte de fin du monde. Soudain le temps se met en marche. Il nous pousse vers un horizon incertain. Alors il faut inventer des actes de résistance. Il s’agit d’être encore et toujours au plus près de soi, de ce commencement de tout qu’est l’enfance, cette conscience lumineuse qui confond l’éternel et l’éphémère, le rêve et la réalité. »


    Elle ira trouver la Furieuse, nouvel acte de résistance intime posé. Cette rivière chevauchant Jura et Doubs, cette rivière au débit nerveux qu’aurait pu peindre le local Gustave Courbet, amoureux de la Loue. Elle ira à sa rencontre au printemps (« Je crois entendre le bruit infernal de son courant à la fonte des neiges »), voyage programmé c’est entendu, bien qu’elle soit étrangère à l’histoire de cette fille de la Loire. Quoique...


« Elle ressemblait à mes nuits agitées. Je l’entendais hurler les mots à ma place, ils recouvraient les cris lointains de mon père, ces cris qui ravageaient notre enfance et le tuaient aussi sans doute peu à peu, ces cris qui m’auront peut-être empêchée d’aimer les hommes comme j’aurais voulu les aimer. »


  Son nom aura suffi à piquer la curiosité de l’auteure du ‘Canapé rouge’, lui remémorant les siennes, de fureurs. Passées, actuelles. Les mots produisent parfois d’inattendus échos, mystère aussi grand que le jaillissement soudain des souvenirs. 

Cela aurait pu être Vannes, au jeu des résonances. Ce sera la Furieuse. Une histoire d’eau. 

D’affluents, de débordements. De paix temporaires, aussi.


   « Dans mes nuits inquiètes, parfois, surgit l’étang et son beau silence que seules les grenouilles troublaient. C’est toujours l’été. J’ai dix ans et pourtant je suis vieille.
J’entends les voix éteintes, je vois les corps disparus. J’ai peur de quitter ce paysage et m’abandonne à son discret battement de cœur.
Je m’évade et tente de retrouver le chemin de cette modeste campagne qui n’existe plus, avalée par la mécanique implacable du progrès. Je cherche comment échapper à ces images du progrès. Je cherche comment échapper à ces images douloureuses, même si elles me ramènent aux délicieux après-midi où mon grand-père Léon et moi pêchions ensemble, chacun sa canne à pêche, chacun ses rêves. Il m’apprenait, sans le savoir, les échappées intimes. »

Illustration 2
«Le Saut du Doubs», Gustave Courbet, vers 1839. Huile sur toile, 35,5 x 27 cm © Collection privée


Il couvre la jeune Michèle de conseils : la carpe se mérite !
Léon, intrigante figure (« J’aime le mystère des êtres, j’aime qu’il ne s’érode pas »), charismatique - tous les grands-pères ne le sont-ils pas aux yeux de leurs petites filles ? Léon, image masculine rassurante (voir ‘Chemins’, sur son rapport au père, chez Sabine Wespieser comme tous les ouvrages de Michèle Lesbre) plus présente que jamais dans l’esprit d’une dame désormais elle-même rattrapée par le temps. 

Qui doit apprivoiser peu à peu à son tour l’inévitable mot ‘fin’ (« J’approche sans me presser de l’âge de sa mort, j’y suis presque »).


  « Ces souvenirs m’entraînent au bord de mes précipices, avec mes ombres, que les images de la rivière promènent et font disparaître. »


Mathilde, l’épouse modèle du grand-père à feutre, présentait elle moins d’aspérités (place des femmes, époque obligent) mais la narratrice ne fut jamais dupe pour autant du masque de tempérance portée par son aïeule.


« Mathilde était secrète et mélancolique, les deux guerres avaient laissé des traces. Un chagrin était en elle, clandestin mais féroce, nous n’en saurions jamais rien ».


« Léooon ! » crie Mathilde depuis la fenêtre en direction de l’étang. L’heure du déjeuner est venue. « Léoooon ! »


Qui aurait pu se douter que les mots et gestes simples d’un quotidien estival autour d’un étang perdu dans la campagne auraient laissé tant de traces, une vie menée plus tard ? De charmantes bulles d’air remontent à la surface : ce ne sont plus les poissons planqués sous les souches qui se trahissent mais bien les réminiscences qui s’invitent, recréent le monde perdu; encouragés par des courants par nature imprévisibles. Aléatoires. 


  « Toute sa vie, Gustave peindra les paysages de son enfance, leurs mystères, leur force. »


Courbet et ses scènes bucoliques jurassiennes (« le petit paysan, le peintre scandaleux, un homme dont l’anticonformisme me ravit ») ne seront pas les seuls à embarquer à bord de cette barque de papier remontant au gré des caprices aquatiques le temps. La Furieuse en vue.


  « Je cherche du secours dans les lectures dont je garde un souvenir puissant. Pas des romans, plutôt des dérives aventureuses où fleuves et rivières se déploient et m’embarqueraient de nouveau. »

Illustration 3
l’écrivaine Michèle Lesbre © Marco Castro


   Lectrice et cinéphile avertie, de plus en plus allergique à l’époque (bolide fou sans mémoire, de plus en plus abêtie par les écrans, par la loi de l’immédiateté), Michèle Lesbre revisite sa bibliothèque et sa cinémathèque, saisit ‘Danube’ de Claudio Magris, occasion de s’arrêter sur cette Hongrie qui a survécu aux bottes de Staline mais qui aujourd’hui « se barricade et repousse les migrants, sous un régime de nouveau autoritaire ». Le passé, le présent et l’intime se mêlent à partir d’un titre, d’un auteur pertinent, se rejoignent au détour d’un méandre gravé, affluents se jetant dans le grand fleuve de la conscience de soi mais également du monde. De l’Histoire qui, si elle ne se répète jamais, se moque tout de même sans scrupules de celles et ceux qui ont cru lutter toute leur existence pour des lendemains meilleurs. 


  « Je suis libre soudain, immergée dans la complexité du monde, et je pense à Imre Kertész, né à Budapest, dont les images accompagnent ma lecture, à son œuvre magnifique et douloureuse, au sublime livre du poète et dramaturge Szlilárd Borbély, ‘La Miséricorde des cœurs’, dont je n’ai pas oublié les premiers mots, "Nous marchons, nous nous taisons", des mots qui d’emblée me parlent de la violence qui se cachait derrière. L’auteur y décrit sa vie misérable de tout jeune adolescent dans la campagne boueuse de Hongrie après l’intervention des chars russes, en 1956, pour soumettre un peuple qui n’en pouvait plus. Il s’est donné le mort après avoir écrit tardivement ce bouleversant témoignage. J’avais dix-sept ans en 1956, les images aperçues à l’époque dans un magazine, où l’on voyait les Russes tirer sur la foule, me sont restées en mémoire. Les cadavres jonchaient le sol, j’avais l’âge où rien n’échappe, même si on n’a pas encore les moyens de tout comprendre. J’apprenais à regarder le monde. »

  Une scène du ‘Cuirassé Potemkine’ (d’Eisenstein), goutte mémorielle s’additionnant à la précédente, s’invite. 

« Le Danube traverse l’Ukraine, il ne passe pas à Odessa, mais les images qui me reviennent ne se préoccupent pas de ce détail. C’est la guerre en Ukraine qui les fait ressurgir et le chagrin les accompagne. » 

   La silhouette de Léon passe, promenant son chien à travers les prés, à proximité de l’étang des jours innocents, après les rituelles soupe réchauffée et tasse de café matinales. 

« Boudant les écrans et leurs avalanches d’images, j’en choisis d’autres, ailleurs, dans ma mémoire et dans les livres. Il me semble alors qu’il n’y a d’autre vie que le passé. Je me ressaisis, mais le pense à nouveau » et encore : « Dans un film de Claude Sautet, Michel Serrault dit en désignant l’ordinateur sur lequel pianote Emmanuelle Béart : "C’est ça qui est effrayant. Une mémoire et pas de souvenirs." »

  Mélancolique, ‘La Furieuse’ ? Certainement. 

Illustration 4
© Michèle Lesbre

Mais une mélancolie précieuse, consciente d’elle-même, qui n’érode rien mais révèle, qui encourage chacun à interroger autant le temps (son temps) que les strates personnelles et uniques, toujours affleurantes, qui nous constituent et guident nos pas. Nos choix. Vers les rives apaisantes; ou les cascades rageuses. 

Le monde semble n’avoir tiré aucune leçon de ses drames passés, et ce corps qui se fragilise, trahit de plus en plus souvent. Se lasse, parfois. 

Le grand âge, tournant du fleuve qui ne pourra plus être remonté ? 

Pour une écrivaine qui, dans son œuvre, s’est toujours appliquée à repérer les points de rupture de ses personnages. 

« Ce monde qui arrivait n’était pas pour lui et aujourd’hui je comprends son désespoir, qui est de plus en plus le mien. »

   Mathilde et Léon multiplient les visites, et l’ancienne institutrice - qui n’hésitait pas dans son récit précédent (‘Tableau noir’) à canonner les politiques actuelles sur l’école publique - aspire à retrouver les sensations inégalées, inégalables, du monde de l’enfance. Paradis perdu. 

« C’est si loin que j’en ai le vertige, mais les petites filles ne désertent pas le corps des vieilles dames. »


  Au fil de l’eau les hommes aimés, les lieux visités, les maisons et les mille vies menées. Au fil de l’eau les souvenirs des voyages, des ailleurs traversés, les traces laissées par les chambres de passage. 

Réminiscences surgies qui donnent l’impression du désordre, sinuosités qui freinent l’élan, quand elles sont au contraire force centrifuge indiquant le chemin de la cohérence. ‘Sagesse’ et ‘apaisement’ seraient des mots paresseux pour la passionnée dame Lesbre. Une autre manière d’appréhender le monde, plutôt, à l’heure du bilan. 

  « Sans ces lieux provisoires, les murs trop familiers de ma vie ordinaire me tiendraient captive. Tous ces ailleurs ont construit peu à peu un monde intime et pluriel, une chambre d’écho en somme. J’aime les chambres mobiles, les chambres d’une nuit, d’un seul matin, tout ce qui ruse avec l’insidieux glissement des jours. La chambre qui me rassure et me permet d’être moi est une surimpression d’images, d’émotions. En fermant les yeux, je peux les voir toutes en un éclair, ces chambres errantes, fugace éblouissement qui, je l’espère, m’accompagnera jusque dans le grand sommeil. » 

  Michèle Lesbre a pris le train, a gagné la Furieuse. Elle part à présent à la recherche de sa source. Le lecteur ne sera pas déçu d'être devenu son compagnon de voyage lors de cette quête personnelle mais pourtant universelle à travers ce splendide récit qui emporte tranquillement mais sûrement, tel le courant printanier d’une rivière aux eaux redevenues cristallines. 

      — ‘La Furieuse’, Michèle Lesbre, ed. Sabine Wespieser — 

Illustration 5

* voir aussi :  

«Tableau noir»: le blues des préaux. Michèle Lesbre sans retenue 

&

Plongée entre les pages de 20 livres de la maison Sabine Wespieser pour ses 20 ans ! 

                               —- Deci-Delà

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte