Le cafouillage de Myriam El Khomri chez Jean-Jacques Bourdin aura au moins eu un mérite à mes yeux : me faire découvrir un nouveau mot. 'Shitstorm'. C'est élégant, n'est-ce pas ? 'Shitstorm'. Dans le vocabulaire hipster des communicants, il sert à désigner la vague de protestations temporaires, détournements, commentaires sur les réseaux sociaux après la boulette d'une personne publique. La ministre du Travail est donc priée de faire le dos rond après la 'shitstorm' qu'elle a déclenchée. De l'utilité des communicants : ils trouvent toujours un petit mot marrant pour dégonfler l'importance d'une polémique.
'Shitstorm'. Rigolo, ma foi. On visualiserait presque Gaston Lagaffe.
Pourtant, sans vouloir décrédibiliser le travail de titan abattu par ces spécialistes, ce qu'a révélé cette séquence ne m'a pas du tout fait rire. Pas plus que, le lendemain, la contre-offensive de Mr Cazeneuve volant au secours de sa collègue (toujours chez le même Bourdin).
Rien ne sert d'accabler Mme El Khomri plus longtemps : comme l'écrivait en son temps Françoise Giroud de sa plume acérée, " on ne tire pas sur une ambulance. " Mais entendre le ministre de l'Intérieur parler de 'Trivial Pursuit', de 'buzz' et de 'blessure personnelle' pour tenter d'endiguer la 'shitstorm' (donc), là la coupe n'en finit plus de déborder.
Jouer de la sensiblerie, en politique, la ficelle est facile mais guère solide. À moins que le ministre ne montre la même compassion pour les réfugiés évacués manu militari de la Chapelle avec son autorisation, après un an passé sur le trottoir dans l'indifférence totale. À moins que le ministre et son gouvernement ne fassent preuve de la même pugnacité pour défendre le péquin qui n'arrive pas, chaque mois, à joindre les deux bouts mais se voit tout même chaque année prélever l'équivalent d'un treizième mois par les banques toujours plus avides (vous savez, "mon ennemie c'est la Finance", tout ça tout ça...)
L'argument du piège tendu pour créer le buzz ne fonctionne pas plus. Une question sur l'alinéa de l'article 3854 de la convention Z : oui, cela aurait été un traquenard à la 'Trivial Pursuit'. Le nombre de renouvellements d'un CDD, par contre, n'importe quel salarié connaît la réponse, en bon habitué des chausses-trappe cette fois-ci réels du monde du travail. Que les gens se montrent choqués par cette méconnaissance de leurs difficultés de terrain, dont beaucoup de leurs (anciens ?) électeurs et l'expriment : oui ceci est normal, compréhensible et dépasse la notion de 'shitstorm'. Que Mme El Khomri ne maitrise pas ses gammes alors qu'elle va devoir affronter un Mr Gattaz plus en confiance que jamais : oui, cela est terrifiant pour les salariés.
La nouvelle ministre est certainement une femme de grande qualité mais, les gens s'en fichent désormais. Ils s'en fichent car ils n'en peuvent plus des désillusions et du sentiment d'abandon.
Ils ne tolèrent plus de porter constamment des cornes, élection après élection, et de devoir naviguer à vue.
" Où est le pouvoir ? " In fine, elle est là la question qu'ils se posent.
Puisqu'en trois ans, le gouvernement s'est contenté, malgré les promesses de Mr Hollande, de gérer le libéralisme plutôt que de le contrôler, que de le modérer au moins. À côté de ces 'shitstorms' (...) à répétition, les négociations portant sur le TAFTA avancent, ce traité qui va influencer la vie quotidienne de 800 millions de citoyens.
Tout comme celles, parallèles et non moins discrètes (heureusement des lanceurs d'alerte comme WikiLeaks font encore leur travail) du traité TISA.
D'où sort-il celui-là ?
Oui, il est discret et pourtant, il a comme idée de privatiser tous les services publiques des états signataires, dont ceux de l'Union Européenne - donc du nôtre - qui a voté procuration à la Commission pour négocier. Libéraliser les services publiques !
Nous parlons bien là d'un changement total, radical, de société. La dérégulation mondiale, nouvelle maîtresse des peuples et ce au bénéfice de quelques multinationales seulement.
Ces deux traités sont pourtant négociés en catimini, sans même consultation avec les ministres, puisque la délégation d'autorité a été faite à la Commission européenne. Inquiétant, surtout quand le Corporate Europe Observatory, observatoire européenne des lobbys, vient de révéler que neuf anciens commissaires viennent de retourner dans le privé, plus exactement dans des multinationales qui ont pour habitude de faire du lobbying à... Bruxelles (Canard Enchaîné du 28 oct. 2015). L'ancien commissaire au Commerce, par exemple, Mr De Gucht, pantoufle dorénavant chez CVC Capital, 6ème plus gros fond d'investissement au monde. L'ancien commissaire à l'Environnement, lui, chez Syngenta, leader mondial des... pesticides. Sidérant, non ? Nul doute que leurs carnets d'adresses vont être bien rentabilisés.
Alors, moi je me permets de souffler quelques questions simples à Mr Bourdin, à poser à ses prochains invités (pas à Mme El Khomri, elle a déjà donné) :
" Où est le pouvoir ? Que pouvez-vous vraiment encore faire ? Y croyez-vous encore vous-même ? N'êtes-vous que des gestionnaires de politiques décidées par d'autres, pouvant même vous autoriser à ne pluss être crédibles ? L'ultra-libéralisme est-il irréversible ? Sommes-nous encore un pays ou juste une société de consommateurs potentiels sans pouvoirs ? L'Union Européenne est-elle l'Europe ? "
Comme elles sont écrites ici publiquement, ces messieurs-dames auront le temps de potasser leurs réponses. Et d'éclairer enfin les citoyens, comme l'exige la démocratie. De belles 'shitstorms' en perspective...
Frédéric L'Helgoualch est l'auteur de 'Deci-Delà (puisque rien ne se passe comme prévu)' aux éd. du Net