
Un Pierrot à collerette usée; sur son ventre, un numéro. Un pendentif rouillé, écrin oublié d’un portrait d’enfant. Des lettres de Thessalonique, non-décachetées malgré les bientôt quatre-vingt années écoulées; un destinataire inconnu.
Loin d’être de simples objets perdus, bibelots d’antan, camelote datée, Irène repère le sceau de la barbarie, de la mort sur ces vestiges. Perçoit derrière ces riens le bruit des bottes, entend les aboiements des chiens dressés à tuer. Aura sombre de l’intime souillé. Énergie incontrôlable, trou noir ingérable qui absorbe encore aujourd’hui la moindre trace de lumière résiduelle.
« Seid brav, Kleine Kaninchen... Seid brav... »
(« Soyez sages, petits lapins... Soyez sages... »)
Dans des boîtes closes et individuelles, sur des étagères, les immémorés. Les toujours trop douloureux (dangereux ?) inanimés.

« Il savait que derrière ces murs il y avait une fosse, où un feu était entretenu nuit et jour. Parfois, les SS envoyaient l’un d’entre eux y brûler les tas de photos et les papiers des victimes. Il avait vu ce qui arrivait aux Juifs. L’Ange de la mort donnait l’ordre aux victimes de s’asseoir au bord du trou. Vêtu d’une blouse blanche, Frankenstein passait derrière elles et leur tirait une balle dans la nuque. Leurs corps basculaient dans le brasier. »
Des lazarets nazis dévoyés (originellement des établissements de quarantaine au XIVème siècle pour tenir à distance lépreux et autres pestiférés), aucun Juif ne ressortait. Aucun ne ressuscitait (cynisme institutionnalisé sous le IIIème Reich). Mais alors ce Pierrot, ce poupon au teint diaphane : à qui appartenait-il ? Quel enfant terrorisé y avait agrippé ses petits doigts avant de rencontrer l’un des psychopathes gradés du camp de Treblinka ? Pourquoi ce matricule recopié sur son ventre ? Et par qui ?
Irène Meyer, française installée dans la Hesse depuis vingt-cinq ans, mariée à puis divorcée d’un Allemand, père de son fils unique (Hanno), n’est pas une enquêtrice commune.
Entrée « par hasard » à l’International Tracing Service (les Archives d’Arolsen, qui existent vraiment), centre créé à la fin de la guerre pour retrouver les parents ou autres proches des déportés, pour les aider à connaître le parcours tragique - forcément tragique - des leurs, Irène avait pu compter à son arrivée sur le soutien de la pourtant réputée peu accommodante Eva.
Lui dévoilant l’immense fonds de l’ITS, documents, labyrinthe de papier, carte murale géante replaçant les centaines de camps (d’extermination, de travail forcé; les noms cauchemardesques de Chelmno, Belzec, Sobibor, de Bergen-Belsen, Dachau, Ravensbrück de résonner dans la tête du lecteur), celle-ci :
« - Le sort de dizaines de millions de personnes s’est joué ici. Celles qui ont fui, celles qui ont été prises ou se sont cachées, celles qui ont résisté, celles qu’on a assassinées ou sauvées in extremis... Et puis il y a l’après-guerre. Des millions de personnes déplacées. De nouvelles frontières, des traités d’occupation, des quotas d’immigration, l’échiquier de la guerre froide... Tu devras apprendre tout ça, devenir savante. Plus tu maîtriseras le contexte, plus tu réfléchiras vite. Le temps que tu gagnes, c’est la vie de ceux qui attendent une réponse. Et cette vie est un fil fragile. »
Pendant qu’elle disserte, Irène ne peut s’empêcher de s’attarder sur l’avant-bras de sa nouvelle collègue et bientôt amie. Des chiffres tatoués. Remarquant son regard, la rescapée de la Shoah de rompre le silence :
« - Auschwitz. Ils m’ont tout pris, mais ils n’ont pas eu ma peau. »
L’Holocauste, le génocide des Juifs (6 millions de victimes), mais aussi des Rroms (Porajmos), la persécution des homosexuels, le meurtre des opposants politiques, l’extermination des handicapés physiques et mentaux autrichiens et allemands (campagne Aktion T4) : la folie nazie - ou plutôt la machinerie nazie, redoutablement bien huilée - et son cortège d’abominations : l'univers quotidien d’Irène, en 2023, par procuration.
Irène qui se protège émotionnellement comme elle peut face à tant de preuves de la sauvagerie et de la haine possibles. En ne recevant pas directement les familles en quête de lanternes. En s’inquiétant avec excès toute la journée pour son fils unique, aujourd’hui majeur (le lien mère/fils, récurrent, déjà traité dans ‘La femme révélée’).

Sa mission d’utilité publique; une recherche secrète, plus personnelle, aussi peut-être.
« Parfois l’une d’entre elles demandait aux autres, saisie d’effroi : "Ai-je encore un visage ?" »
Et désormais en plus de la gigantesque documentation à traiter, à relier à des noms et à des visages, sauvée par les Alliés (abandonnée par la zélée bureaucratie hitlérienne dans sa fuite, plutôt) : les objets personnels des disparus, hantés, depuis soixante-dix-huit ans abandonnés à la poussière sur les rayons (décision politique d’un ancien directeur douteux). Les restituer à présent aux descendants, aux lointaines parentèles qui souhaiteraient enfin des débuts de réponse. Pour faire le deuil. Pour redonner histoire intime, dignité, à ceux qui ont été effacés. Réduits à l’état de « masse parasite ».
« Que sont devenues ces femmes, transférées en 1945 vers un camp qui n’existe pas ? Sur le grill, le commandant s’accroche à son histoire. Le transport a été annulé, il ne sait rien de plus. Les Américains flairent l’odeur du sang. Ils diligentent une enquête sur les disparues, et retrouvent deux survivantes.
Elles témoignent que les détenues sélectionnées pour le camp de repos de Mittwerda étaient en réalité transférées au Camp des Jeunes d’Uckermark pour y être éliminées [...] Mittwerda est un nom de code pour l’extermination [...] Maintenant, elle sait dans quelle sorte de ténèbres Elsie l’invite à entrer. »
Un Pierrot à collerette usée. Un pendentif rouillé. Des lettres de Thessalonique.
Par où commencer ?
L’appétence de Gaëlle Nohant pour les travaux de recherche historique est connue.
‘La Part des flammes’, sur l’incendie du Bazar de la Charité (2015).
‘Légende d’un dormeur éveillé’, biographie romancée du poète Robert Desnos (2017).
‘La femme révélée’, explorant les mouvements progressistes des années 50 à 70 aux États-Unis (2020).
Mais avec ce ‘Bureau d’éclaircissement des destins’, l’écrivaine tape très très fort.
Pouvait-elle faire autrement ? Le sujet est tellement dense, complexe, traité et sensible qu’il était impossible de s’y risquer sans parfaitement le maîtriser. Mais tout de même : quel travail remarquable !
Et ô combien indispensable en cette époque d’abêtissement assumé, d’inculture décomplexée.
Alors que les derniers rescapés des camps, témoins, passeurs, sonneurs d’alerte, précieux irremplaçables s’éteignent à présent, terrassés par le temps. Que l’antisémitisme se refuse à mourir, infatigable métamorphe. Que les groupuscules néo-nazis sont de plus en plus bruyants Outre-Rhin, les migrants en ligne de mire. Que les populismes partout sur la planète font florès, surfant sur les désillusions, sur la sottise aussi.

Gaëlle Nohant parvient à couvrir un spectre incroyable de thèmes, de problématiques adjacentes, de conséquences politiques insoupçonnées avec une souplesse et une rigueur pourtant, qui ne sont jamais superflues, contextualisation indispensable, mais surtout sans jamais perdre de vue l’essentiel : la fragilité de ses personnages, tous bien entendu sur la crête, à fleur de peau.
« Chez lui, les policiers ont découvert un album de photos de Treblinka, intitulé Schöne Zeiten, "Le bon vieux temps". »
De la dénazification (lente) de l’Allemagne au déni de beaucoup de citoyens germaniques de la génération immédiate de la guerre (et parfois de la suivante) ne voulant point condamner la Wehrmacht, des expérimentations "médicales" des bouchers SS à l’enlèvement de 200.000 enfants de l’Est correspondant aux critères aryens (dans le cadre du programme de germanisation Lebensborn d’Himmler); du récit de la révolte du ghetto de Varsovie aux lâchetés et oublis des Alliés dès lors que la Guerre Froide se substitua sans coup férir à la WW2 : ces rappels se glissent habilement entre le parcours de Wita, la femme debout qui accompagna un petit orphelin juif dans la chambre à gaz pour ne pas le laisser seul, en toute conscience. Celui de Lazar, l’insaisissable rescapé qui ne voulait plus risquer d’aimer. Celui de Teodor Masurek, qui n’aura connu lors de sa courte existence que la possibilité infinie de la noirceur de l’âme humaine.
Un équilibre, en somme, pour ne pas se laisser déborder - engloutir - par l’émotion au rappel de l’insanité, de la quasi perfection destructrice, méthodique atteinte par le fanatisme antisémite et raciste du régime hitlérien.
Car si les personnages du roman sont par définition fictionnels, ils ont pourtant vécu - le lecteur le sait - sous d’autres noms. Victimes inoubliables, même sans visages, du pire processus de déshumanisation du XXème siècle.
« - Mon mari est mort, lui confie la vieille dame. Il ne voulait pas que je parle du camp. Tout de suite il me coupe : "Tu es en vie, tu es rentrée. Maintenant il ne faut plus penser à tout ça." Alors je ne disais plus rien. Je voyais qu’il ne comprenait pas.
- Qu’est-ce qu’il ne comprenait pas ?
- ... Je ne suis jamais rentrée du camp. J’y suis toujours. »

Irène ne partira pas seule à la bataille de la mémoire, de l’humanité réaffirmée.
Wita, Lazar, Agata, Karl, Elvire, Sabina, Eva et les autres, tous les autres dont il aurait été idiot de traiter du parcours ici. Il faut, pour chacun, prendre le temps de la rencontre. De l’écoute. Ne pas craindre les larmes, les coups à l’estomac, les pistes parfois vaines. Les rires inattendus.
Dame Nohant se chargeant, en douceur, des présentations. Au son d’une très ancienne berceuse polonaise retrouvée.
Un excellent, poignant et exigeant ouvrage. Qui confirme par ailleurs le statut de romancière majeure de Gaëlle Nohant, voix si singulière dans le paysage littéraire français.
-- ‘Le bureau d’éclaircissement des destins’, de Gaëlle Nohant, ed. Grasset --
* voir aussi : ‘La femme révélée’, de Gaëlle Nohant. Photographie d’une époque en ébullition
— Deci-Delà —