
Que valent les souvenirs d’une mère, les réminiscences des jeux innocents dans la campagne irlandaise quand le bourreau s’apprête à déclencher le levier ? Le goût des mûres ramassées en riant lui revient-il en bouche lorsqu’elle visualise son enfant parcouru de spasmes, corps entravé, danse macabre au bout d’une corde ? Là-bas à l’autre bout du monde, ce cou couvert de baisers durant le Blitz telle une protection imparable alors, brisé à présent devant un parterre d’inconnus. Les comptines d’un autre temps reviennent assaillir, cruelles.
« Faisons route ensemble, là où règne une joyeuse innocence »
C’est dans les années 50 en Nouvelle-Zélande que nous transporte la femme de lettres Fiona Kidman dans son dernier ouvrage. Une plongée dans l’univers des bodgies et des widgies, des ‘Kiwis’ et des gosses britanniques exilés de force. La potence attend cet Albert Black, le lecteur ne l’ignore pas puisqu’il s’agit d’une enquête sur un vrai drame, sur un procès et une exécution ayant bien eu lieu en 1955 à Wellington. Jusqu’à la dernière page pourtant il croira au retournement salvateur. La littérature, la belle, la forte, a fait naître l’espoir.
« "Comment il pourrait être non coupable ? demande Wayne, le chauffagiste. Un couteau planté dans la nuque, c’est un meurtre.
- Mais c’est un coup du hasard", dit Ken, qui se rappelle les paroles du pathologiste. Il s’efforce de prendre un ton calme, espérant qu’ils peuvent encore entendre raison.
"Rappelez-vous, il a dit qu’il aurait jamais pu toucher l’endroit exact du premier coup, même s’il avait essayé."
Nelville John’s intervient alors. "Le juge le croit manifestement coupable. Vous pouvez lui chercher toutes les excuses fantaisistes que vous voulez, un bon Néo-Zélandais ne ferait jamais une chose pareille."
Et le revoilà, pense Ken, ce préjugé contre l’étranger que le juge a exprimé devant le grand jury. Il est là fort et vif dans la pièce; il a toujours été là.
"Irlandais. Encore un de ces talas.
- Il vient de l’Ulster, dit doucement Arthur, c’est un protestant. Non que sa religion importe dans cette affaire.
- Il parle comme un plouc à peine sorti de sa tourbe." »
Albert Black a tué, les témoignages concordent, même l’accusé ne nie pas. Mais à l’heure de décider de la sentence, c’est bien la xénophobie qui s’immisce dans les conciliabules du jury, pèse de tout son poids dans la balance de la Justice. Son glaive courroucé était brandi, prêt à remettre par l’exemple la société dans le droit chemin, avant même l’ouverture des débats contradictoires.
« Le pays est plein d’étrangers ces temps-ci. Des nègres partout. Des métèques, des Juifs, des Chinetoques. Tous les genres, si vous voulez mon avis. On était mieux lotis avant la guerre. »
Albert Black - ou Paddy, la jeunesse perdue sur cette terre lointaine se donne de nouveaux noms, aspirant au renouveau - a quitté Sandy Row, quartier protestant de Belfast dans lequel chaque homme se devait d’avoir un couteau sur lui, au cas où, pour tenter sa chance dans la capitale de la Nouvelle-Zélande. La vingtaine à peine entamée, un gamin attachant, séducteur, même pas familier des bagarres de rue, souvenirs de sa Ma, de son Pa et de son petit frère plein le crâne. Il s’est choisi comme prénom le sobriquet argotique lancé à tout Irlandais, Paddy, provocation ou inconscience, choix prémonitoire en tout cas. Devenu gardien d’une bâtisse vide, il commet l’erreur d’héberger Johnny Mc Bride, un gaillard ténébreux et impulsif qui maîtrise parfaitement, lui, les règles de la castagne. Mentant sur son âge, mentant sur son nom (Alan Jacques sur son passeport), dominateur et égoïste Johnny est du genre à attirer les problèmes, Paddy avait été mis au parfum. Brutal et peu attachant, Fiona Kidman de révéler pourtant peu à peu la face cachée de ce deuxième gamin paumé en réactivant le souvenir honteux des enfants déportés.
De 1920 à 1970, 150.000 enfants britanniques issus de familles pauvres furent déportés vers les anciennes colonies de l’Empire désormais réunies dans le Commonwealth. Officiellement pour leur permettre d’échapper à la misère. En réalité pour faire baisser les aides et les chiffres de l’indigence et fournir de la main-d’oeuvre gratuite aux pays amis soucieux de leur peuplement. Esclavage moderne qui favorisa abus physiques, psychologiques et même sexuels chez ces gosses de 3 à 14 ans brutalement coupés de tous liens familiaux, jetés entre les mains de patrons ou agriculteurs sans empathie. Troubles de l’identité, insécurité, utilisation cynique du désespoir : peu glorieux tableau dont ni le Royaume-Uni ni les pays impliqués ne se vantent.
Johnny Mc Bride était l’un d’entre eux. Il a créé sa carapace en se trouvant ce nouveau nom tiré d’un roman, s’identifiant à un personnage sombre et impitoyable. Brimé, endurci à l’armée, il finira la lame de Paddy enfoncée dans la nuque, debout devant un jukebox. Ce qui vaudra à Albert Black le surnom de ‘tueur du jukebox’ dans la presse néo-zélandaise.
L’affaire peut alors sembler simple : une victime, un meurtrier.
Mais l’intention de donner la mort, la relation toxique entre ces deux jeunes hommes, le contexte politique de l’époque (le gouvernement conservateur venait de rétablir la peine de mort et le ministre de la Justice entendait faire de cette affaire un avertissement), la vague pudibonde fustigeant les mœurs trop libres et la xénophobie latente dans la société : autant de données éludées au procès qui auraient pourtant pu (dû) mener à la mesure.
« Le sexe, avait-il fait savoir (même s’il préférait l’expression connaissance charnelle), n’était pas un sujet de conversation entre gens bien élevés, et les jeunes n’étaient pas autorisés à le mettre en pratique. Les jeunes filles avaient besoin d’être protégées contre elles-mêmes. (Pour les garçons, c’était moins grave.) Elles ne trouveraient jamais de mari si elles faisaient des bêtises avant. Si une fille tombait enceinte, on l’expédiait loin des regards, ou on la mariait en hâte dans le salon de ses parents si on arrivait à coincer le père. À condition, et ici les voix baissaient encore plus, que la fille sache à coup sûr qui était le père. Ou si elle avait au moins l’âge de se marier. Le scandale des mœurs embrasait tout le pays, mais c’était la Hutt, avec ses longues rangées rectilignes de vilains logements sociaux, au pied des collines couvertes de broussaille, près du grand fleuve bouillonnant, qui passait pour l’endroit où le vice avait pris naissance. »
L’écrivaine se saisit, après une étude minutieuse des archives et des comptes-rendus, de toute cette matière inflammable pour offrir à Albert Black le procès qu’il méritait et encourager la Nouvelle-Zélande à regarder son passé en face (et ne plus se laisser emporter par ses passions).
L’auteure plonge sa plume comme dans une plaie pour opposer aux certitudes des juges le récit complexe d’une vie, les souvenirs familiaux qui brûlent l’âme de l’immigré, la chance non-saisie d’une famille recomposée autour de la bonne Rose, la chance non-saisie d’un amour partagé avec la belle Bessie, le quotidien frivole d’un garçon de son âge au café La Vieille Grange. Aucune justification bien entendu mais, fine façon d’éloigner définitivement la préméditation. Et donc la légitimité de la corde.
« Le jeune Ken a raison. Si quelqu’un est pas comme vous, vous voulez pas le savoir. Je le vois bien dans cette pièce. Il y a vous et vos copains - là il désigne du geste Taylor, et Johns, et Leonard le comptable -, vous voulez diriger le spectacle. Les patrons. Prenez donc un verre. Oh, Mr Cuttance, pour vous ça sera une bière, vous le travailleur qui se salit les mains. Oh, là-bas dans le coin, n’est-ce pas, Mr Cuttance ? C’est qu’on a pas trop envie de s’asseoir à côté d’un boucher. Je risque de puer la viande crue. Et vous, là, indiquant du geste le veilleur de nuit, le vendeur de costumes pour hommes, et d’autres employés de Queen Street, vous avez des boulots commodes. Vous savez pas ce que c’est d’essayer de joindre les deux bouts. Qu’est-ce que vous connaissez d’Albert Black ? Vous avez écouté ce qu’une bande de voyous ont à raconter. Qui peut deviner ce qui s’est vraiment passé ce soir-là ? Tous comme vous êtes, vous savez rien de rien [...]
- Comme vous y allez, dit Frank avec un sourire. Vous savez, si je les avais eus sous ma responsabilité pendant qu’ils étaient à l’école, je leur aurais tanné le cuir à coups de trique, ces petits branleurs. Je vous les aurais redressés vite fait. »
Même au sein du jury les positions sociales des uns et des autres se confrontent et influencent. Les rares défenseurs de Black de se voir renvoyer dans les cordes à coups de menaces voilées. Quant aux ‘Kiwis’, les nouveaux amis insulaires, ils retournent leurs vestes à la barre, plus préoccupés par l’idée d’éloigner les ennuis de leur personne que de faire jaillir la vérité.
« "Si tu étais allongée sur le lit, tu étais prête à le faire, non ?
- Tu me mets les mots dans la bouche.
- Alors c’est vrai, tu t’es déjà donnée à un homme."
Comme Rita s’abstient de répondre, elle ajoute : "Qu’est-ce que je vais dire à ton père ?
- Oh, je t’en prie, maman, mon père, c’est pas le prêtre."
Sa mère fait un geste, se couvre le visage de ses mains.
"Pourquoi tu portes du rouge à lèvres à cette heure de la nuit, Rita ?
- Juste pour vérifier la couleur. Je veux avoir bonne allure au tribunal.
- Pour qui ? Pour le juge ? Pour le garçon ?
- Le garçon. Il est rien du tout. J’ai un petit ami régulier maintenant. Il vient au tribunal avec moi."
Sa mère la gifle violemment et sort de la pièce.
Rita s’accroche au bord du lit en se tenant la joue. Elle s’en fiche. Bientôt ce sera elle la star du spectacle.
Sa mère ne peut pas imaginer la faim qu’elle a de se sentir vraiment vivante. »
Échange glaçant lorsqu’on sait que la jeune Rita sera un témoin clé...

Fiona Kidman va ainsi entraîner le lecteur, au fil de ce roman-enquête magistral, dans l’intimité d’une trentaine de protagonistes, de l’avocat de Black au gardien qui tabasse sa femme à chaque exécution histoire « d’évacuer » la tension, de la mère désespérée, Kathleen, qui tente depuis l’Irlande de lancer une pétition et même d’écrire une lettre à la Reine (« la pauvre est suffisamment préoccupée avec les affaires de coeur de sa sœur la princesse Margaret ») au Teddy Boy Henry, paré comme un modèle de magazine, tardif revenant.
Bien décidée à ôter les unes après les autres les couches de maquillage des trop jolis visages présentés à la cour, elle révèle les petits arrangements avec la vérité, les oublis et les subjectivités dirigées qui ont mené Paddy au gibet.
Celui-ci, lorsqu’il montera vers la corde, ne se nommera plus qu’Albert Black, son identité retrouvée, rendue par la grande écrivaine néo-zélandaise à travers ces 347 pages qui se dévorent. Un implacable plaidoyer contre la peine de mort - alors que dans beaucoup de pays certains réclament son retour - mais aussi un décryptage savant des mécanismes plus ou moins inconscients qui mènent au rejet de l’autre. Albert Black sera l’un des derniers prisonniers exécutés dans le pays.
Émotionnellement vertigineux. Techniquement brillant. Le livre aurait aussi bien pu être titré ‘Les vies gâchées’.
« Je te tresserai une tonnelle Près de la claire Fontaine argent Et la couvrirai entièrement Des fleurs de la montagne. Je traverserai les terres sauvages Et les grands vallons si sombres Et reviendrai avec mon butin Vers la tonnelle de mon aimée. Partons, mon amie, partons. »
Suite à la publication de cet ouvrage choc, une équipe de juristes néo-zélandais est en passe d’obtenir la révision de la condamnation d’Albert Black.
— ‘Albert Black’, Fiona Kidman, ed. Sabine Wespieser (traduit de l’anglais par Dominique Goy-Blanquet) —
* dans toutes les bonnes librairies, à la fameuse Librairie Coiffard à Nantes par exemple
* illustration du billet : Norma Robles

— Deci-Delà —