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« Jérémie [‘cité des poètes’, située à l’ouest de l’île caribéenne] a tout l’air d’une ville en guerre qui se réveille un matin de siège ordinaire. Les caniveaux immondes et couverts de fatras expriment la désolation ordinaire d’un quartier abandonné aux ordures, comme d’habitude. Les trottoirs, envahis de plastiques et de déchets en tous genres, déplacent vers la clientèle une marchandise qui s’expose au soleil ou sous la pluie, comme d’habitude. Les égouts dégagent une atmosphère de vapeur camphrée qui monte à la tête et embrouille l’esprit, comme d’habitude. Tout est sens dessus dessous, "comme d’habitude", insiste à dire Denis.
Mais à mesure que nous avançons dans la ville en direction du port, l’habitude, même désabusée, laisse la place à la stupeur. Et nous restons sans voix devant l’immensité de la douleur. "Fatra Matye", soupire Loulou.
Après la pluie ne vient pas le beau temps, mais plutôt le sentiment amer de la défaite et le goût de la cendre qui atteste le grand deuil, lorsqu’il n’est même pas possible d’accorder une sépulture décente à nos morts. »
Fatras terreur, fatras bonheur; fatras enfance, fatras errance. Fatras divinités, fatras écrabouillés, fatras catastrophes, fatras souvenirs de gosses. ‘Fatras Matthew’ ici, du nom de l’ouragan qui frappa Haïti en 2016, faisant entre 600 et 1000 morts.
Ce ne sont pas les fatras de Prévert mais ceux de Jean-Marie Theodat, auteur, peintre, géographe et maître de conférence à Panthéon-Sorbonne, ancien professeur et désormais enseignant invité à l’Université d’Etat d’Haïti. Nouvelles ? Contes ? Bribes de mémoire décousues, journal ? Poèmes impossibles ou déchets épars ? Un peu tout cela sans doute, capharnaüm reconstitué par une plume aussi amoureuse qu’inquiète pour sa cité, pour son île. Une île traitée par un ancien (et futur ?) Président américain de « shithole country ». Le prenant au mot, l’écrivain suit la route de ces poubelles qui débordent, sont actuellement jetées directement à la mer à cause de l’insécurité créée par les gangs tout-puissants (les camions-bennes ne pouvant plus rejoindre les décharges et centres de tri sans risquer de se faire attaquer. Voir à ce sujet l’article d’AyiboPost). Les catastrophes naturelles, l’indifférence du monde, oui. L’instabilité politique, la corruption, l’assassinat non-résolu du premier citoyen haïtien, certes. La pauvreté, la division d’une société qui peine à dépasser l’héritage légué par les colons esclavagistes français, l’écosystème en danger, en effet. Les gangs, l’exil, la dette tricolore mère des maux économiques historiques, l’incurie étatique, tout ceci est vérifié. Bouché nein ou pou bwè dlo santi.

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« Dans ce chaos funèbre, j’ai l’impression d’être une pleureuse et je ressens notre lamento comme un piège, une corvée que l’on s’impose lorsque l’on est face à l’irréparable : le deuil. Il s’agit en l’occurrence de l’agonie d’un pays. Pays démembré, mais dont le cœur bat encore. » (‘Fatra général de la nation’)
Mais de ces vérités que faire sinon valider la sentence du dirigeant étranger, aussi méprisant qu’inculte ? Que faire sinon donner raison à cet étudiant haïtien qui l’interpellait en cours, lui reprochant de ne voir que le sombre et le négatif lorsque, lui le professeur, comparaît les chiffres nationaux à ceux de la voisine dominicaine, à l’insolente vigueur économique ? À travers ce lumineux ouvrage qui parvient à maintenir l’équilibre entre le grave et l’onirique, paru chez Éditions Parole (mais également en Haïti sous forme de chroniques dans Le Nouvelliste, plus ancien quotidien national, de 2015 à 2019), Jean-Marie Théodat préfère clamer tête haute qu’elles ne sont pas tout, ces vérités, même si elles sont actées. Que l’âme haïtienne ne saurait se résumer à une résilience éternelle face aux féroces et obstinées agressions venues de toutes parts, ne saurait être lue comme victimaire lorsqu’elle n’est que résistance au quotidien. Fatras merveilleux, fatras musique, fatras vie. Fatras littérature. Fatras amitiés, cuisine et rhum Barbancourt.
« Un bon fatras se lit debout, à voix nue, sans chaire ni pupitre. »
Peu importe, à dire vrai, que le lecteur qui referme ‘Fatras Port-au-Prince’ se soit astreint à ce précepte un tantinet définitif ou ait préféré le confortable sofa et la concentration silencieuse. Des deux manières, il se sent triste d’abandonner Loulou et Denis la dernière page venue, le géographe voyageur qui écoutait son chat disserter sur la bataille de Vertières. Les papillons migrateurs en quête vitale des damnées chutes détournées par la main de l’homme, les loas déguisés surgissant à la croisée des chemins (terre du vaudou oblige). Même les clebs un peu trop bons camarades, les remèdes de cheval à base de bois cochon qui remuent leur monde au niveau du bas-ventre; les gentils fous rêvant de recouvrir la mer de sandales bleues pour mieux rendre caduques les frontières. Les courses contre la montre : celles pour semer les brigands montés sur motos, celles contre le temps qui se moque en nous faisant tourner en rond, jusqu’à nous rendre fous. Ou désespérés. Et, aussi, la sagesse du cul-de-jatte qui en appelait depuis le ras du sol à la réunification à l’heure de la division, seule solution possible pour renouer un jour avec le passé glorieux du pays, de la nation briseuse de chaînes devenue creuset d’incessantes tempêtes infernales.
« Ale di yo sa pou nou, tanpri. Faites passer le message, s’il vous plaît. »

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Ecco ! Il est temps de laisser les personnages retourner à leur monde de fiction. Le lecteur, lui, ne saura jamais si le monstre Diabolo est bel et bien tapi au fond du lac de Miragoâne, si Erzulie Freda, esprit vaudou (loa) de l’amour et de la beauté, apparaît réellement aux hommes qui domptent la douleur pour l’apercevoir. Mais il en aura plus appris sur Haïti qu’il ne le croit. Bien plus qu’en visionnant un documentaire putassier sur les malheurs du peuple haïtien, qu’en survolant un article condescendant écrit à la va-vite pour flatter le goût épisodique de l’exotisme et du drame qu’ont certains.
« La ville est à présent un damier de couleurs où l’ombre et la lumière se côtoient à traits vifs. Nous laissons derrière nous la rue de l’Enterrement et notre rendez-vous tourne à la course dans un labyrinthe d’odeurs, de ferraille rouillée et de poussière malsaine. La plupart des trottoirs de la ville sont devenus des ateliers, ou des boutiques. Un immense garage à ciel ouvert s’est créé le long du mur d’enceinte et dans les ruelles étroites qui jouxtent le cimetière métropolitain. Des marchands de griot, de bananes pesées et de petites saucisses, proposent leurs fritures parmi d’autres poissons et accras de morue. L’acassan est servi dans des bocks en plastique qu’il faut tenir à deux mains pour fourrer sa tête goulûment dans la source de tous les délices. Un jus de fruits frais mélangés, servi dans un pot en carton, fait ronfler d’aise dans un coin un bonhomme. C’est sans doute un habitué, qui va chercher jusqu’au fond du pot, avec le doigt, là dernière goutte de cet élixir des dieux. Avec son fumet particulier, un bouillon de peau bœuf provoque un attroupement de gourmets derrière un drap qui délimite l’espace de ce chen janbe réputé pour être un rendez-vous de becs fins. Je compte péniblement dans ma poche et ne trouve pas assez de gourdes pour me payer une louche de ce jus qui me coulerait dans la gorge comme un lait de jouvence. Loulou n’en pense pas moins. Denis reste coi. Nous salivons autant que nous suons sous le soleil lourd de juillet. »
Aux alentours du pont de Bois de Chêne (« qui délimite le monde des vivants et des morts »), à la recherche d’un loueur de voitures n’ayant pas eu plus brillante idée que de s’installer en bordure du cimetière, le narrateur et ses fidèles compagnons Loulou et Denis ne vont pas tarder à croiser un énigmatique vieillard. Achté figui ne fonctionne pas avec lui. Papa Legba, loa intermédiaire et messager du ciel, sait reconnaître les rêveurs qui finiront poètes.

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De sa quarantaine de fatras réunis, souvenirs réels, projections, vies imaginaires et hommages, Jean-Marie Théodat tire un recueil foisonnant, solaire, d’atmosphère, de sensations, ôde à l’amitié autant qu’à la rêverie. Certes l’inquiétude affleure bien souvent, quand ce n’est pas la douleur, mais l’optimisme soudain lorsque l’universitaire observe la société civile, la jeunesse surtout, s’investir et se projeter, chercher pacifiquement les leviers pour secouer élites démissionnaires et égoïsmes intéressés.
« La corruption est générale et l’impunité telle que certains en arrivent à croire que c’est un élément de notre culture. Le peuple, à bout de nerfs, a décidé de se mobiliser, et c’est cela le vrai rendez-vous qu’il ne nous faut pas rater. Au moment même où nous tenons notre rencontre, des manifestants sont en train de réclamer l’argent du programme PetroCaribe et leur démarche impose le respect... »
‘Fatras Port-au-Prince’, plutôt que de détritus parle d’espoir. De transmission. Un ouvrage aussi poétique qu’éminemment politique, porté par une langue riche qui se savoure lentement et par des dessins insérés de l’auteur qui permettent de visualiser les inséparables carnets de l’observateur gourmand des autres, du monde, qu’il est et qu’il nous invite à devenir.
« Me regardant dans la glace, je reconnais à mes rides que c’est bientôt la fin. Arrivé au sommet de la pyramide des âges, je suis statistiquement et plus probablement mort en mon propre pays. Les moins de trente ans représentant plus de 70% de la population, ils ne savent rien de la période d’avant le trou, d’avant la décadence. Ils constatent que, depuis la fuite de Duvalier en 1986, le pays a toujours été gouverné par des crétins corrompus et brutaux, que les rues de la capitale ont toujours été encombrées d’immondices et ils se disent que c’était mieux avant. Ils rêvent d’un peu d’ordre et de rigueur. D’égalité et de fraternité. C’est normal, à cela près que cela dédouane au passage le régime honni, qui a précisément ouvert la porte à la boudachirure actuelle que le pays peine à chasser du pouvoir aujourd’hui.
C’est à cette majorité résignée, sans boussole et sans repère, que me commande de m’adresser mon démon de minuit. Il m’empêche de dormir et me dit : "Regarde la révolution en marche, ces jeunes gens qui crient leur désespoir et qui occupent les barricades, ces jeunes filles qui vendent leurs charmes et occupent les trottoirs, ces marchands qui privatisent l’espace public et brassent la pénurie, ces fatras qui encombrent les rues et disent que les services ne sont pas assurés, ces professeurs qui travaillent avec dévotion et ne reçoivent qu’avec parfois des années de retard leurs maigres salaires, etc. Décris-la dans ses détails et ne laisse rien passer qui ne soit pour ta plume objet d’observation et d’analyse. Pour l’édification des absents, qui ont soif de savoir, et pour faciliter la comprenette aux générations à venir. »
— ‘Fatras Port-au-Prince’, de Jean-Marie Théodat, Éditions Parole
- voir aussi sur AyiboPost, média haïtien engagé : « Fatras Port-au-Prince, Jean-Marie Théodat et la mémoire haïtienne’
* vient de sortir également, avec la participation de Jean-Marie Théodat : ‘Haïti-France, les chaînes de la dette : le rapport Mackau (1825)’ aux éditions Hémisphères
et * ‘Plumes Haïtiennes’

— Deci-Delà —