L'ouvrage écrit de concert par Raphaël Enthoven et Jacques Perry-Salkow porte un titre bien prometteur, fort intrigant au moins : 'Anagrammes pour lire dans les pensées'.
Le médiatique philosophe et l'auteur spécialiste de ce jeu littéraire qu'est l'anagramme (du grec ανά, « en arrière », et γράμμα, « lettre », anagramma : « renversement de lettres ») auraient-ils découvert une formule magique pour dénuder âmes et intentions ? N'exagérons rien.
Mais force est de constater que le lecteur sursaute, de plus en plus étonné au fil des pages par la pertinence de leurs trouvailles linguistiques.
Les lettres dansent entre elles, grisées par cet inhabituel désordre autorisé, échangent places et préséances puis glissent l'une vers l'autre, comme guidées par une évidence jusqu'ici ignorée. Aucune n'a quitté la ronde; un mot ou une phrase neuve a émergé maintenant. Un nouveau sens aussi.
Ou plutôt : un degré de lecture affiné, souvent redoutablement révélateur.
Ainsi 'Hadès', dieu antique du royaume des morts, se métamorphose-t-il en 'Daesh'. Un passage sanglant de l'Odyssée d'Homère et, nul besoin de plus de commentaires.
'La peur de la mort' devient naturellement 'tromper l'au-delà'.
'La crise de l'autorité', 'le droit à la sécurité'.
'Le virus Ebola' mène à 'avoir le blues' et 'le sens de la vie' à 'l'éveil des ânes' (car "sa quête même prouve qu'il n'existe pas").
'Le Front National', quant à lui, à 'l'entonnoir fatal'.
Les figures de style ne s'enchaînent pas sottement, tel un cahier récréatif d'intellectuels à la va-vite publié. À Jacques Perry-Salkow, l'esprit accoutumé à cet exercice à la fois pointu et exquis, de mener le bal des lettres. L'auteur a déjà publié plusieurs recueils d'anagrammes et est également musicien et compositeur (la valse linguistique est donc bien dirigée).
Raphaël Enthoven, lui, paraît s'être donné pour mission de pousser à la réflexion le plus grand nombre possible de ses contemporains.
Cet ouvrage, sous son aspect ludique, semble s'inscrire dans cette louable et nécessaire entreprise.
Sur Arte, son émission 'Philosophie' (dans laquelle il s'interroge aussi bien sur le blasphème que sur la colère) attire de plus en plus de téléspectateurs, furent-ils cancres au lycée.
Sur Europe 1, 'La morale de l'info' permet chaque matin au prof de philo engagé d'apporter de la distance aux éruptions sociales ou politiques, aux polémiques picrocholines ou symptomatiques d'une société déboussolée qui ne manquent pas de voir le jour quotidiennement, dans un flux ininterrompu, un bombardement incessant, épuisant (déprimant ?), d'informations, de commentaires, d'arguments et de concepts dont, à force d'être entendus, tous nous oublions et l'histoire, et le sens.
Dans ce livre précieux et pourtant accessible, le philosophe prétexte les anagrammes pour encourager à la réflexion, s'appuyant sur les trésors révélés par son compère.
Un atelier de l'esprit conçu pour pister la réalité, en somme.
"Un maître à penser ne dit pas quoi penser, mais formule (comme par miracle et mieux que vous) les intuitions dont, avant de l'entendre, vous étiez convaincu d'être l'unique dépositaire." Le 'maître à penser' devient 'un ami à présenter'.
Oscar Wilde, Cioran, Proust, Montaigne, Nietzsche et d'autres esprits brillants surgissent fréquemment, pour apporter encore plus d'émerveillement et de logique cachée aux métamorphoses de ces mots décidément (on l'avait oublié) si puissants. Un index solide, d'ailleurs, à la fin. Comme si les deux auteurs, après avoir de façon délicieuse piqué l'intellect (assoupi souvent, oui, mea culpa) des lecteurs, souhaitaient leur indiquer une porte ouverte : celle de la connaissance, de la découverte. Une porte trop souvent ignorée, oui, négligée. Trop intimidante, sûrement, aussi.
Le nom des géants, leurs œuvres, tout comme la philosophie elle-même (un appel, d'ailleurs, à son enseignement souhaitable dès la seconde), effraient, culpabilisent. Alors que, finalement, si on se donnait la peine d'essayer au moins...
En ces temps d'obscurantisme grandissant, de discours simplistes et populistes, de vision binaire du monde : ne serait-ce pas l'antidote ?
'Penser contre soi-même', 'comme serpenter en soi'. Ils y parviennent, Perry-Salkow et Enthoven, à nous donner envie de serpenter davantage en soi ! En cela, leur livre est une vraie bonne surprise.
À noter également les dessins oniriques, sombres mais étrangement apaisants, de Chen Jiang Hong. Le Petit Prince, posé sur sa barre d'immeuble grisâtre, guette secrètement sa belle rose.
Un ouvrage intrigant, intelligent, qui n'étouffe pas par son érudition mais au contraire tend la main, invite chaleureusement. Alors, pourquoi résister ?
- 'Anagrammes pour lire dans les pensées', de Raphaël Enthoven et Jacques Perry-Salkow (dessins de Chen Jiang Hong), ed. Actes Sud
(Frédéric L'Helgoualch est l'auteur de 'Deci-Delà' (ed. du Net) et de 'Pierre Guerot & I' (H&O ed.) en collaboration avec Pierre Guerot )

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