
aux sacrifiés de Parndorf
(« Promets-moi, quoi qu’il arrive, de rester honnête, de ne jamais toucher à la drogue et de ne pas faire le mal »)
" Il est au volant depuis une demi-heure, quand le camion est secoué de spasmes. Une embardée du moteur ? Un pneu éclaté ? Non, juste de petites secousses, comme un fœtus donne des coups de pied dans le ventre de sa mère. Ce sont eux, là-bas, derrière, qui cognent sur les parois.
Il appelle sur son portable l’Afghan dans sa voiture suiveuse : « Eh...ils tapent, derrière ! Faudrait s’arrêter, aller voir... »
L’Afghan le coupe, d’un ton rogue : « On est déjà en retard. Ces messieurs-dames attendront pour voir le paysage. Il faut d’abord passer la frontière autrichienne. » Il raccroche.
Les coups continuent. « Boum, boum... » Radomir met la main à sa poitrine. Les battements de son cœur s’amplifient, recouvrent à présent ceux du camion et ne font plus qu’un avec eux. « Boum, boum... » Il sue à grosses gouttes. Que signifient ces coups ? Il rit bêtement pour conjurer sa peur.
Il rappelle l’Afghan, qui ricane : « C’est pas compris dans le forfait, la vue sur le paysage. Z’avaient qu’à se payer l’option limousine avec chauffeur. Et maintenant t’arrêtes de m’appeler pour rien, compris ? »
Déjà les secousses s’espacent, se font plus légères, effleurements. « Ffuitt... » "
(« Zohra rit elle-même en lui remettant un petit os de mouton pour jouer au buzul-bazi, un œuf d’or gravé de fins hiéroglyphes et un cerf-volant sur lequel deux yeux sont peints »)
26 août 2015, Parndorf en Autriche, km 53, un véhicule abandonné en bord de route duquel se dégage une odeur immonde. 71 personnes (59 hommes, 8 femmes et 4 enfants) originaires de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan viennent de pousser leur dernier soupir à l’arrière du camion frigorifique non-ventilé des passeurs. Ces derniers (qui se sont enfuis) avaient refusé d’entrouvrir la porte pour laisser l’air s’introduire. La décomposition des cadavres a été accélérée par la chaleur assommante de cet été-là. 71 personnes affamées, désespérées, parties à la conquête de la forteresse Europe avec leurs rêves, leurs espoirs, fêlures et souvenirs mais qui ont fini entassées dans 14m2 avec moins de 30 mètres cubes d’air pour respirer. Ils ont mis trois heures à périr, dans l’indifférence des transporteurs. 71 vies, 71 histoires uniques résumées désormais par un amas de chairs indistinctes. Sur la porte du camion alimentaire habituellement réservé au transport de poulets, une inscription en slovaque : « ma viande est délicieuse, parce que je suis bien nourri. » L’inspecteur des autoroutes de l’Etat du Burgenland qui a découvert la scène ira vomir dans le bas-côté.
(« Qu’ils prennent mon corps, ils n’auront pas mon âme »)
« Un adulte est composé à soixante pour cent d’eau. Après la mort, l’intérieur des corps, à commencer par l’estomac et les intestins, pourrit et du liquide s’épanche par les orifices. Dans ce liquide qui tapissait l’intérieur du camion, on a retrouvé les affaires des morts : de l’argent, cousu dans les doublures ou caché dans des semelles de chaussures, des papiers d’identité, le carnet de vaccination d’un enfant, des photos de mariage ou du FC Barcelona, des bijoux, quelques jouets... Les objets ont été mis à sécher. »
(« Asma l’intelligente / Aux cheveux noirs et bien soignés / Celui qui t’aime t’embrasse / Et celui qui te déteste va avoir des problèmes »)

Le nourrisson de dix mois a-t-il observé sa mère une dernière fois ? Celle-ci l’a-t-elle plaqué fort contre son cœur ou la panique et les bousculades ont-elles interdit cet ultime échange ? Le lecteur serre les poings, son imagination le mène sur des rives bien sombres. Il doit lutter contre la nausée qui menace.
Christine de Mazières, haut-fonctionnaire franco-allemande habituée des arcanes de l’Union et auteure du remarqué ‘Trois jours à Berlin’ ne joue pas avec le sensationnalisme, avec le gore : elle décrit une réalité qui l’est, une histoire vraie qui - qu’on le veuille ou non - est gore; insoutenable. Inhumaine. Sur un ton froid, médical et précis qui maintient tant bien que mal l’émotion à distance afin de permettre au lecteur de poursuivre (et probablement pour ne pas flancher elle-même), l’écrivaine retrace le parcours de quelques-uns de ces infortunés, pions sacrifiés de la cynique partie géopolitique en cours. ‘La route des Balkans' est à la fois un hommage à ces enfants, ces femmes, ces hommes qui espéraient une vie meilleure (la survie au moins), une analyse pointue de la crise migratoire vue d’Europe (particulièrement d’Allemagne) mais aussi un hommage appuyé à Angela Merkel, seule femme d’Etat véritablement à la hauteur en ces temps de frayeur xénophobe, de populisme exacerbé, de frousse électoraliste.
(« Va, le cœur de ta mère t’accompagne, où que tu sois... »)
" Pendant la conférence, le chancelier autrichien se penche vers sa collègue allemande pour lui montrer une vidéo sur son iPad. On y voit un camion abandonné sur une autoroute en Autriche près de la frontière hongroise. Le camion est blanc et orné de dessins représentant des poules. La vidéo zoome sur les portes arrière entrouvertes du camion. On voit un tas de corps. Beaucoup de corps entassés. Inertes. Seule la caméra tremble. Et la main du chancelier.
Sous la frange blonde, le regard bleu se trouble. La chancelière lui murmure : « C’est une catastrophe humanitaire qui se prépare si on n’agit pas... » Son voisin lui demande : « Que faire ? »
Elle ne répond rien. Elle réfléchit, le regard perdu dans le plafond. Elle semble passer tous les éléments du dossier en revue dans sa tête, détailler les options, peser le pour et le contre. Ses pensées se déplient. Elle avance ses pions et joue ses parties à l’avance, pour ne rien laisser au hasard. Elle connaît les dossiers à fond et parle toujours en dernier. Elle sait la biographie de chacun de ses interlocuteurs et de leurs collaborateurs. C’est une scientifique, elle ne néglige aucun détail.
Personne n’a vu briller la petite sphère irisée au bord de ses paupières. Elle penche sa tête sur ses dossiers encore plus que de coutume. Son conseiller, assis derrière elle, habitué à décrypter le langage corporel de sa patronne, sait qu’elle réfléchit et soupèse tous les scénarios, plongée dans une partie de go intérieure. Son cerveau scanne toutes les combinaisons possibles, pense-t-il. Il sait qu’elle va se retourner et se prépare à lui répondre.
Elle se contente de le fixer de ses yeux pâles. "Ça va décoiffer", pense-t-il. "
(« Volksverräterin, Hure ! » « Traîtresse au peuple, putain ! »)

L’émotion en Allemagne et dans toute l’Europe après le drame de Parndof (puis quelques semaines plus tard la découverte de la dépouille du petit réfugié Alan Kurdî sur une plage turque) fera prendre conscience de l’ampleur de la catastrophe humanitaire qui se prépare, de l’étendue des foules perdues déjà en mouvement, fuyant les bombardements, les égorgeurs de l’Etat Islamique, les guerres civiles, la déstabilisation de leurs pays démembrés. Angela Merkel, à l’inverse de ses collègues européens tétanisés par les sondages, décide de faire le pari de l’accueil, de l’intégration.
(« Ô mère, je sais que tu veilles sur moi, du haut de nos montagnes, ton cœur veille »)
" « Deutschland ist ein starkes Land... Wir haben so vieles geschafft, wir schaffen das. Wir schaffen das, und wo uns etwas im Wege steht, muss es überwunden werden. »
« L’Allemagne est un pays fort... Nous sommes arrivés à accomplir beaucoup de choses, nous y arriverons. Nous y arriverons, et là où nous rencontrerons un obstacle, il faudra le surmonter. » [...] Elle ne fait plus de diplomatie, encore moins de politique à cet instant. Elle énonce une évidence à ses yeux. Elle livre sa pensée profonde. Elle s’engage réellement. Il est, dans une vie, de rares instants de vérité. En voici un. [...] « Wir schaffen das. » Ces trois mots, qu’elle répétera à plusieurs reprises, ont déclenché une vague sans précédent de stupeur : espoir des malheureux du monde entier en quête d’une terre accueillante, admiration d’une large partie des Allemands, colère et haine d’une minorité xénophobe qui s’étendra dans toute l’Europe."
(« C’est dégoûtant d’imaginer ce petit corps visqueux, sorti du noir étang, se blottir contre la jolie princesse »)
Certains l’accuseront de cynisme, l’Allemagne vieillissant à grande vitesse, en manque de bras vigoureux bientôt. À ceux-là on pourrait répondre que la RealPolitik n’empêche pas la défense des valeurs universelles. À ceux-ci on pourrait demander : ‘et vous, qu’avez-vous fait à part tendre l’oreille et le micro aux théoriciens professionnels, gourmands, du chaos ?’, ‘qu’avez-vous fait sinon vous asseoir sur les principes affichés de l’Europe, sinon vous livrer à des comptes d’apothicaire lors de la répartition des damnés de la terre, des comptes que l’Histoire n’oubliera pas et jugera à coup sûr sévèrement ?'
(« Radomir, te voilà de retour ! As-tu finalement trouvé du travail en Hongrie ? »)

La force de ‘La route des Balkans' vient de son ton précis, informé, méticuleux lorsque son auteure décrit ce qu’est la nouvelle route des Balkans pour les réfugiés (l’autre route principale étant la Méditerranée. Voir ‘Mur Méditerranée' de Louis-Philippe Dalembert à ce sujet, chez Wespieser également). Les étapes à franchir, le sinistre jeu du Premier Ministre hongrois, les doutes de la Chancelière, la lâcheté des dirigeants européens, les menaces d’infiltration des fous d’Allah. On devine l’énarque derrière la plume, la rigueur lui servant de boussole. Le binaire n’a pas sa place : ni hagiographie de Merkel, ni tract idéaliste, le roman expose les enjeux, les possibilités, évite les simplifications et, surtout, place tous ses personnages à égalité. Leur rend leur humanité dissoute dans un camion à viande le 26 août 2015. À égalité mais, à des places différentes. La chancelière allemande et la jeune syrienne Asma (qui montera dans le camion de la mort). Radomir le conducteur bulgare et Helga la grand-mère allemande. Tamin le jeune Afghan (qui ratera heureusement le camion) et Alma l’héritière d’une histoire germanique compliquée, marquée par le Nazisme, qui se souvient que sa famille elle aussi a été migrante, jetée sur les routes il n’y a pas si longtemps pour échapper à l’extermination.
(« Germany ! Germany ! »)
‘La route des Balkans' permet également au lecteur français de mieux saisir les réactions allemandes, bien moins virulentes, bien plus bienveillantes face à la crise migratoire sans précédent que nous vivons. On retrouve là l’obsession de Christine de Mazières dans son travail à entretenir, définir, le lien franco-allemand. Un roman particulièrement riche, informé, rationnel et sensible à la fois, qui remet l’humain au centre, place qu’il n’aurait jamais dû quitter. Actif, en un sens, puisqu’on sent la lutte du côté de l’auteure comme du côté du lecteur pour ne pas se laisser déborder par l’émotion et privilégier la raison, ce qui au final résume parfaitement la situation face à ce déplacement massif de populations terrifiées venant vers nous. Un livre précieux qui décillerait intelligemment les yeux de ceux qui préfèrent regarder ailleurs ou se barricader derrière des mots génériques alors que tant de vies se font écrabouiller à leurs portes (seulement ceux-là, bien entendu, ne liront jamais cet ouvrage).
« Laisse-le pleurer, pense Alma » en observant tressaillir le corps d’un Tamin épuisé.
« Laisse-le pleurer. »
Et cette page de recueillir de concert les larmes du lecteur qui, lui aussi, au bout de ces 179 pages emportées, finit par lâcher prise face à tant d’humanité meurtrie; face à tant d’injustices réelles et actuelles.
— ‘La route des Balkans’, de Christine de Mazières, éditions Sabine Wespieser —

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