
Gustave Courbet, Guy de Maupassant, Édouard Manet, Gustave Flaubert, les frères Goncourt, Théophile Gaultier ou encore Jacques Offenbach : tous se sont inclinés devant sa beauté, titillés par sa faconde, déstabilisés par son assurance; certains l’ont immortalisée sur toile, d’autres sur papier. D’augustes membres de la vieille noblesse, de celle d’Empire aussi, ont poussé jusqu’au suicide lorsque ses yeux se sont détournés d’eux malgré les montagnes d’or dilapidées : Valtesse de la Bigne (Louise-Émilie Delabigne, 1848-1910), muse, déesse des plaisirs, catin suprême dompteuse d’aristocrates et de banquiers. Pardon : courtisane disait-on alors. Lionne, biche, grande horizontale, cocotte, demi-mondaine exubérante et sensuelle, détrousseuse de fortunes, main de fer dans gant de velours. Preuve en est ce ‘chat à six queues’ surgissant de sa canne en laiton, et poignée d’argent portant ses initiales, qui a traversé le temps : le pommeau dévissé, un fouet à six boules de surgir, sophistiqué instrument pour asservir les puissants. Des fesses princières flagellées à l’opulence exhibitionniste il n’y avait qu’un pas, vite franchi par La Valtesse. Émile Zola obtiendra le privilège de visiter sa chambre et s’en inspirera pour ‘Nana’ (1879), monument de la littérature française :
« Nana rêvait un lit comme il n’en existait pas, un trône, un autel, où Paris viendrait adorer sa nudité souveraine. Il serait tout en or et en argent repoussés, pareil à un grand bijou, des roses d’or jetées sur un treillis d’argent; au chevet, une bande d’Amours, parmi les fleurs, se pencheraient avec des rires, guettant les voluptés dans l’ombre des rideaux. »

Le lit dans lequel furent satisfaits mille fantasmes et d’où furent arrachés hôtels particuliers et bijoux de reine est actuellement exposé au Musée des Arts Décoratifs tandis que la canne de flagellation de la courtisane profite d’un repos bien mérité dans une vitrine de la galerie Au Bonheur du Jour, rue Chabanais à Paris (la même que celle du célèbre bordel, ça ne s’invente pas). La galerie de Nicole Canet, connue des collectionneurs et des musées du monde entier, proposait à partir du 24 mars une exposition-vente qui coïncidait avec la sortie de ce livre-écrin documenté, riche de 480 pages. Chaque objet, photographie, tableau, dessin et carte de visite de ce milieu qui frôlait toujours l’interlope de 1860 à 1946 (date de fermeture des maisons closes, loi de moralisation dite Marthe Richard) et figurant dans l’ouvrage seront visibles et en vente. Malheureusement la pandémie et les nouvelles mesures restrictives repoussent l’ouverture des tentures.
Qu’à cela ne tienne, le livre écrit à deux mains par la pétillante Nicole Canet (galeriste et éditrice) et l’auteur passionné Florent Paudeleux (qui collabore avec l’experte depuis plusieurs années, sur ‘Féminisé’ dernièrement encore) est bien paru, en commande depuis le site de la galerie, en édition limitée.
Il transporte le lecteur dans le boudoir de ces mythiques ‘femmes de mauvaise vie’ qui escaladaient l’échelle sociale à l’horizontal et croquaient la vie à pleines dents, étoiles filantes et flamboyantes, jambes légères, gouaille et rage au ventre, et étaient - n’en déplaise aux mémoires moraline du moment - le sel de Paris. Contrôler la libido impulsive et bestiale de ces messieurs suffisamment habilement pour tenter de prendre une revanche sociale : il y a ici bien sûr quelque chose qui relève autant du fascinant que du pathétique.
Souvent le parallèle avec les escorts actuelles est fait mais c’est minorer le poids que leurs scandales, aura et gourmandise pécuniaire faisaient peser sur la vie culturelle d’antan.

« Mon livre n’est nullement l’apologie des maisons closes et de la prostitution mais un regard sur les mœurs, les habitudes, les codes, afin d’en restituer un peu plus l’histoire et montrer combien foisonnants sont les livres, les documents, dessins et photographies illustrant ce qui est aussi une composante des relations sociales et de l’histoire des sexualités. »
Mise au point importante de Nicole Canet avant de nous entraîner dans les maisons d’illusion du Second Empire jusqu’aux bordels d’après-guerre tant l’époque est susceptible et binaire. Les causes et les conséquences de la prostitution, qu’elle soit cocotte, sous le patronage d’une maîtresse de maison ou sur le trottoir-maquereau aux trousses ne sont bien sûr pas recouvertes d’un voile rose : la précarité, la domination patriarcale, l’utilisation de la misère et la déchéance physique et psychologique sont des évidences. Si notre époque applaudit le retour du fait religieux, elle valide dans le même temps l’invisibilisation des travailleuses et des travailleurs du sexe (loin des yeux, loin du cœur mais plus près des lames et des poings psychopathes au fond des bois) et le partage monnayé des corps via des plateformes comme onlyfans qui attirent de plus en plus de jeunes désargentés ou inconscients. L’hypocrisie n’a pas d’âge : voici au moins une vérité intangible.
Cette mise au point faite, suivons maintenant le frou frou des jupons de Liane de Pougy, de La Belle Otero et même ceux de la grande tragédienne Sarah Bernhardt avant de descendre la hiérarchie de la prostitution et plonger dans l’atmosphère enfumée des bouges malfamés.

« Ce fut l’époque de son existence où Nana éclaira Paris d’un redoublement de splendeur. Elle grandit encore à l’horizon du vice, elle domina la ville de l’insolence affichée de son luxe, de son mépris de l’argent, qui lui faisait fondre publiquement les fortunes. Dans son hôtel, il y avait comme un éclat de forge. Ses continuels désirs y flambaient, un petit souffle de ses lèvres changeait l’or en une cendre fine que le vent balayait à chaque heure. Jamais on n’avait vu une pareille rage de dépense. L’hôtel semblait bâti sur un gouffre, les hommes avec leurs biens, leurs corps, jusqu’à leurs noms, s’y engloutissaient, sans laisser la trace d’un peu de poussière. » (‘Nana’)
Zola ne s’est pas inspiré que de Valtesse de la Bigne pour imaginer l’héroïne de son drame. Cora Pearl et surtout Blanche D’Antigny furent parmi d’autres les modèles du chef de file des naturalistes. Elles trônent donc en majesté dans ‘Maisons closes’, dès les premières pages. Anecdotes croustillantes (Cora Pearl nue sur un plateau d’argent offerte à la dégustation de ses invités entre deux grands crus), biographies (fin solitaire, miséreuse et rongée par la maladie de Blanche D’Antigny, après avoir été chassée de Russie par la tsarine tant son goût du faste choquait et après avoir donné le la parisien des années durant depuis son hôtel particulier de Saint-Germain en Laye) et tableaux de chasse-bottin mondain (prince Napoléon, y es-tu ?), les photographies des scandaleuses rendent chair aux divas disparues. Tout comme un peu plus loin les archives de la préfecture de police qui, sous la plume de fonctionnaires fort littéraires, inventoriaient les noms et spécialités des filles de joie de la capitale.
« Elle a eu pour entremetteur M. Vernet, directeur, ou employé supérieur de la Société générale. Il en était devenu tellement épris qu’il ne savait rien lui refuser. Il lui a d’abord donné une très jolie maison de campagne à Triel, et 100.000 francs. Il lui donne en outre 10.000 francs par mois pour ses dépenses. Alice est tribade, elle fait souvent des parties carrées avec la nommée Fiorita, laquelle est la maîtresse de M. Excelmans. Alice est bien connue aussi pour fréquenter les maisons de rendez-vous. C’est une femme très dangereuse pour les hommes épris de ses charmes, et on la dit capable de commettre les actes les plus coupables pourvu que cela lui rapporte de l’argent... » (Archives de la préfecture de Paris sur Alice Regnault, fiche 204, 1872)
« Mais si je t’aime, si je t’aime prends garde à toi... »

Quelle différence entre une ‘maison de rendez-vous’ et une ‘maison close’ ? Où se réfugiaient les filles des boulevards l’hiver venu ? Quel était l’ancêtre des films pornographiques et des peep-shows ? La spécialité de la maison Diane Slip ? Les cravaches de la rue Navarin étaient-elles plus rêches que celles du Sphinx ou du Perroquet Gris ? Les tableaux entre hommes remportaient-ils plus de succès que les parties groupées ? Il faudra se plonger dans les chapitres dédiés qui restituent, en plus des vocabulaires épicés d’alors, la carte d’une ville en ébullition récemment remodelée par le baron Hausmann pour obtenir réponses.
Voyage sulfureux en compagnie de Belle de jour, de Toulouse Lautrec et de Casque d’Or, Nicole Canet et Florent Paudeleux nous font pénétrer chez Mme Albertine, tenancière du légendaire bordel Le Chabanais (au 12). Le prince de Galles (futur Édouard VII), ici surnommé ‘Dirty Bertie’ (...), y dépensait des fortunes à grands coups de bains de champagne et de fauteuil ‘de volupté’ (deux places pour les girls) créé sur mesure pendant que son austère reine de mère Victoria n’en finissait plus de prôner la vertu Outre-Manche. Où va se nicher Œdipe, voilà bien quelque chose...

De l’ambiance orientale du Chabanais, le lecteur passera à celle du harem turc du Colbert, il se retrouvera au pied du monumental escalier en chêne sculpté de style Renaissance du Montyon en compagnie de Mme Marthe puis il filera au One Two Two, qui vit passer Humphrey Bogart, Marlène Dietrich, Sacha Guitry et Mistinguett dans son restaurant du rez-de-chaussée.
Plus le lecteur avance et plus les photographies d’époque (qui servaient de cartes de visite ou se vendaient dans les arrières-boutiques sous le manteau) font monter la température. Entre elles, Plaisirs partout, Les pisseuses, Fetish, Sado-masochisme sont ainsi les noms de quelques chapitres.
Mes aïeux !
Ceux-là, soit dit en passant, on ne les regardera plus tout à fait du même oeil.

‘Maisons Closes’ est donc une bible en la matière, point de vulgarité mais un immense travail de recherche, de découvertes, de mise en perspective historique et artistique de ces lieux de perdition mais aussi d’inspiration qui enchantera les collectionneurs avertis et les curieux.
Le Diable se cachant dans les détails, à noter les jetons exhibés qui servaient de monnaie à l’intérieur des lupanars. Frappés à l’effigie de chaque maison, ils étaient donnés aux clients à l’entrée en échange de monnaie sonnante et trébuchante. Aucune circulation d’argent donc entre les messieurs et les filles, ce qui permettait à la tenancière de surveiller sa bourse au cent près. Derrière ce détail, tout comme les fiches de dettes (manucure, nourriture, etc, retirées de leurs paies), on perçoit la mainmise des patronnes sur leurs travailleuses.
Quant au chapitre Anti-clérical, qui nous met sous les yeux les fantasmes fixés en 1900 sur épreuves argentiques de nonnes déchaînées et de prêtres intenables, il fait sourire lorsqu’on songe à la nouvelle insulte tendance des susceptibles : ‘laïcard’...
« Dans le silence de la nuit les rafles sont fréquentes, l’agent des mœurs les embarque au poste de police et examine leurs papiers, une fois ce contrôle terminé, elles s’en retournent sur leur bout de trottoir, dans ces rues du bout du monde, ces endroits du bout de la nuit. Elles guettent l’ombre du promeneur, l’occasionnel ou l’habitué au coin de la rue qui, l’âme en peine, attend pour "monter" furtivement dans la chambre d’hôtel de passe proche ou le studio de celle qui lui offrira de fugitives consolations. »

Un magnifique livre d'art qui ne porte aucun jugement moral mais extrait l’âme de l’époque à partir de documents, œuvres et objets rares et fait découvrir le passé secret de la capitale. Espérons que l’exposition pourra se tenir au plus vite car la galerie - escalier en colimaçon, ambiance boudoir, rideaux d’époque venant d’une maison et guide aussi passionnée que passionnante - propose d’autres surprises tel ce tableau du XIX ème, scène champêtre de gallinacés picorant, mais qui, par un subtil jeu de coulissement, révèle derrière une scène de poules bien plus occupées à d’autres besognes. En attendant, cet ouvrage fin, solide, au parfum à la fois délicieusement suranné et sulfureux, débauche savante et effluves de vermouth, saura combler les attentes des plus impatients.
— ‘Maisons Closes’, de Nicole Canet (participation de Florent Paudeleux), éditions Galerie Au Bonheur du Jour. Edition limitée, exemplaires numérotés à la main, 480 pages, relié, 327 illustrations —
exposition reportée à la levée du confinement, à la Galerie Au Bonheur du Jour, 1 rue Chabanais 75002 Paris. La librairie de la galerie reste ouverte sur rendez-vous pendant le confinement
* Les autres livres de Nicole Canet, experte des sexualités à travers les âges, y sont également disponibles, dont ‘Les Beaux Mâles’ (étude de l’œuvre de René Bolliger) ou encore ‘Garçons de joie’, sur la prostitution masculine

- Deci-Delà -