Du métro aérien de La Chapelle, quartier parisien familier aux Tamouls de la capitale, au village sri-lankais de Nallaankulam, arrosé par les bombes de l'armée régulière; d'une pension protectrice de Colombo à un bouge singapourien abritant mille oiseaux de nuit aux cœurs abîmés; du fin fond d'une jungle ceylanaise, zone d'influence de guérilleros bras cassés se rêvant Tigres, au hall d'immeuble d'une banlieue du 93 en passant par l'aéroport de Francfort envahi par la peur ou encore par le quartier lisboète de la Baixa, théâtre d'une rencontre sensuelle improbable : 'Friday et Friday' se joue des kilomètres et des frontières comme pour mieux imposer au lecteur le sens de la mobilité propre à son narrateur.
Car quoi de plus commun que la mobilité lorsqu'on est un réfugié ?
Au cœur de ce recueil de nouvelles d'Antonythasan Jesuthasan, acteur-révélation de 'Dheepan', palme d'Or 2015 au Festival de Cannes), publié aux éditions Zulma et traduit du tamoul : le Sri-Lanka. Le Sri-Lanka et l'exil, chevillés au corps.

Point d'envolées lyriques ici sur les paysages perdus de la 'Larme de l'Inde'. Pas plus de folklore facile façon fête annuelle de Ganesh à Paris, histoire d'attirer les curieux un poil paresseux. Encore moins de lamentations sur les petits boulots enchaînés par l'auteur/narrateur, maîtrise approximative de la langue oblige. Non. Jesuthasan entre dans le vif du sujet dès la première page : la guerre, ses horreurs, ses séquelles. La fuite, la survie, la mémoire.
La vie d'après, au jour le jour, loin de sa terre. L'écriture pour béquille, l'écriture comme seul but.

Antonythasan Jesuthasan, avant de trouver refuge en France et d'exploser (un peu par hasard, via un casting sauvage à La Chapelle) face à la caméra de Jacques Audiard, a eu un parcours singulier. Né en 1967 au Sri-Lanka, il devient enfant soldat au sein du Mouvement des Tigres Tamouls (LTTE), organisation séparatiste luttant pour la création du Tamil Eelam, un État indépendant dans l'Est et le Nord du pays, majoritairement peuplé de Tamouls de religion hindoue (18 % de la population du pays). La sanglante guerre civile entre les Tigres et le pouvoir cinghalais (bouddhiste) s'étendra de 1983 à 2009 et s'achèvera par la victoire du pouvoir en place. 70.000 morts, 140.000 disparus et autant de familles détruites, la majorité des victimes étant des civils tamouls, les Tigres s'étant peu à peu transformés (après avoir été vus comme des libérateurs), en oppresseurs-racketteurs prompts à assassiner sur simple soupçon - ce qui poussera l'écrivain-combattant à fuir. De l'autre côté, la répression féroce du gouvernement. Pris en étau, beaucoup de parents rescapés s'endettèrent pour payer des passeurs afin de permettre à leur fils, leur fille, de tenter vie meilleure en Europe (majoritairement en Angleterre), loin de ce chaos. Ici en France, la majorité de ces réfugiés tamouls vit en Ile-de-France, travaillant souvent dans les cuisines de nos brasseries, peuple discret et pourtant porteur de tant d'histoires encore tues. Jesuthasan pourrait bien, auteur de quatre romans, de nouvelles, de pièces de théâtre et d'essais non encore traduits en français, devenir le scribe de leur épopée.
"Dans la salle de maternité, à l'hôpital du village, dès qu'elles entendirent le bourdonnement, les femmes qui étaient allongées sur leur lit se glissèrent aussitôt dessous. Quand le bourdonnement s'amplifia, elles se mirent à hurler. Une jeune femme qui faisait les cent pas pour supporter les douleurs courut s'enfermer aux toilettes en se tenant le ventre. La petite Dushyanthi qui se tenait au chevet de sa mère, sauta sur le lit pour se réfugier auprès d'elle sous la moustiquaire et ferma les yeux. Elle s'y croyait sans doute à l'abri d'une bombe de cent cinquante kilos.
Les deux avions venus du Sud jaillirent d'entre les nuages, piquèrent à la verticale dans un bruit de tonnerre sur l'hôpital de Moulai et le pilonnèrent. Sous le souffle des explosions, les tuiles tournoyaient en tout sens comme des feuilles de papier. La salle de maternité s'emplit d'une fumée de soufre. Cela ne faisait que dix-neuf minutes que Diana était née."
Diana gardera toute sa vie, en souvenir de cette arrivée morbide au monde, un syndrome sans nom. Un syndrome fatal. Au moindre bruit un peu fort, deux ou trois bâillements lui déchirent la bouche, ses oreilles se bouchent puis elle se statufie entièrement. Pétrifiée, littéralement.
Mais ce récit est-il vrai, cette Diana existe-t-elle seulement ou n'est-elle qu'une invention d'un demandeur d'asile extrapolant sans vergogne dans le bureau du magistrat français chargé de lui octroyer ou non le sésame : le statut de réfugié politique ?
Car Antonythasan Jesuthasan ne s'interdit aucun sujet. À travers ces six longues nouvelles qui se rapprochent souvent du conte, il aborde aussi bien la paranoïa des exilés entre eux (quel était ton mouvement ? Quel rôle as-tu joué ?), encore hantés par le souvenir de la délation, même si la guerre est finie, là-bas. L'amateurisme de certains guérilleros non-inféodés aux Tigres, plus charlots utopistes que révolutionnaires efficaces (via une hilarante nouvelle inspirée de Tolstoï et de Maupassant). La distance qui s'instaure avec la famille restée au pays et les demandes maladroites d'argent. La sexualité, aussi, qui s'explore bien mieux loin du regard d'une société toujours fort conservatrice. La vie en banlieue parisienne, ses propres règles (coup de griffe au passage à Nicolas Sarkozy, à son fameux Karcher sous le bras).

'Friday et Friday' est une vraie découverte. Un auteur puissant au souffle singulier, au style abouti (la fin de chaque nouvelle laisse porte ouverte à diverses interprétations) s'y révèle, regard acéré mais tendre, qui donne le sentiment de savoir qui il est, indifférent aux postures sociales, aux honneurs qui arrivent ou n'arrivent pas, aux chausse-trappes de son existence actuelle qui ne seront jamais qu'écume, bien sûr. Porté à la fois par une appétence pour les autres, via ses mille et un voyages, et en même temps totalement habité par ses lourds souvenirs.
Par une nostalgie pour cette île qu'il ne reverra sans doute jamais (et comme un parfum persistant de solitude). Mais cela, il faut le deviner, le lire entre les lignes. Car ce survivant doté de tant de talents a l'élégance et la fierté (si propre au peuple tamoul) de ne pas en jouer. Ses personnages atypiques, parfois burlesques, se chargent d'amener de la légèreté là où les poings pourraient se serrer.
Espérons que les éditions Zulma (ou une autre maison) prendront le pari de traduire ses autres œuvres. Car ce pari-ci, la traduction-publication de ce recueil, est totalement réussi.
'Friday et Friday' : un livre à ne pas rater, enfin le récit d'une guerre civile ici peu connue. Et au-delà du Sri-Lanka, en ces temps de chasse aux migrants, pour se rappeler que derrière chaque réfugié se cache une histoire forcément terrible. Qu'il est certes possible d'ignorer volontairement mais, dont il serait criminel de nier l'existence.
Antonythasan Jesuthasan : une belle découverte, un grand écrivain que l'on a juste envie, après avoir lu, d'appeler respectueusement 'anna'.
---- 'Friday et Friday', d'Antonythasan Jesuthasan, aux éditions Zulma ----

- Deci Delà -