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Billet de blog 26 juin 2023

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Le choc Clay Apenouvon : 'NOIRTOTAL’ à la galerie 110 Véronique Rieffel

"Tant de mondes émiettés, de soleils cramés de néant évoquent le réel, les luttes juste ignorées depuis la nuit des temps" (Makenzy Orcel, ‘Balade en noirtotal’)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
‘Un Noir à l’ombre’ © Clay Apenouvon

     Le noir assemblé, cousu, compacté, dévore les murs immaculés de la galerie.

Après avoir pénétré le vaste espace lumineux du 110, le visiteur abandonne pas à pas la clarté d’une rue Saint-Honoré promise au cagnard en ce début de saison estivale, prêt à se perdre dans le ‘NOIRTOTAL’. 

Un filet, une flaque, une fine coulée de plastique, naphte insolente qui se déploie lentement, impose sa présence telle une nappe naissante échappée d’un tanker sans grâce, dévale les escaliers comme pour inviter à l’étage. Sur la piste de l’inquiétante fuite. 

Avant de s’y risquer, sur un pan niché dans l’or, sombre Autoportrait. 

Celui de l’artiste contemporain franco-togolais Clay Apenouvon, celui du Noir, couleur et homme, profil sans traits fait de points et de lignes.

  « Faut-il à l’homme un miroir pour accéder à ce qui l’engendre, s’en libérer sans le perdre de vue ? Où est passé Clay dans son autoportrait ?

Il est la mer et la nuit, et ces visages qui échappent à leurs contours. Il est le cadre qui n’en est pas un, mais un puits d’où émerge indéfiniment le possible. »   

     (‘Balade en noirtotal’, Makenzy Orcel, collection Bal•l•ades, rencontre entre deux artistes, un plasticien exposé et un auteur qui lui fait écho, éditions 110 Véronique Rieffel)

Illustration 2
‘Au large’ © Clay Apenouvon - photo © Florent Paudeleux

Les dorures qui encerclent la silhouette de l’artiste loméen ne renvoient pas au décorum usuel des pilleurs en majesté mais plutôt à la couleur jaune métal des couvertures de survie des migrants à la dérive. 

L’or des pauvres

Des vaincus africains aux rêves de renouveau fracturés contre les murs de l’indifférence et de l’égoïsme, solides barricades mentales de descendants qui s’imaginent exemptés de tout héritage dès lors que celui-ci brouille leur image. Le mélange de plastique, d’aluminium et de composé doré n’aiguise aucun appétit. Nul sous-marin sur-facturant ses plongées auprès de touristes nantis versés dans le morbide pour filer repêcher ces trésors-là. Si encore ces fuyards de la misère s’étaient assurés de quelques microgrammes de cobalt chacun dans les poches…

Les corps s’enfoncent donc anonymement dans les flots, sans déranger davantage le monde, enveloppés dans leur ultime et similaire tenue or. Découverte de l’obscurité absolue : celle des abysses glacées. De l’oubli intégral de leur passage décrété sans importance sur cette terre. 

Combien seront-ils cette année à nourrir la faune méditerranéenne, dans l’indifférence absolue, après avoir vu leurs ressources pillées ? 3000 ? 4000 ?

  À l’étage, le noir s’empare à présent du miroir accroché, lierre vénéneux. 

Illustration 3
L’artiste plasticien Clay Apenouvon © Louise Thurin

Black is beautiful ? Pas lorsqu’il évoque les catastrophes écologiques en cours et à venir, la main de l’homme inconscient et avide qui détruit, encore et encore, n’apprend ni ne retient, comme si sa véritable nature était finalement là. 

Ne parle-t-on pas d’ailleurs de « noirceur de l’âme » ? 

NOIRTOTAL

Illustration 4
photo © Florent Paudeleux

 Les Passeurs, Sisyphe africains tout de fil plastique noir étiré, tissé, serré, semblent condamnés à porter ad vitam aeternam le rocher écrasant de l’Histoire, des histoires noires communes (en creux la question : quel rapport entre un tradeur afro-américain aux dents longues exposant sa réussite à Manhattan, un fils d’immigré congolais galérant à l’école dans le 9.3 et une Haïtienne poétesse sautant de festival littéraire en festival littéraire plume au vent ?) 

Des rapts entre frères aux négriers du Roi Soleil, du Code noir au traçage des frontières à la règle, du KKK aux genoux policiers écrasant les trachées. Des discriminations flagrantes à l’érotisation constante des corps black; des nouveaux impérialistes masqués, chinois et russes, aux anciens colonisateurs qui tiennent à conserver leurs laisses financières fermement en main sur le continent africain. Inatteignable, un arbre de vie surplombe la ronde douloureuse des Passeurs de mémoire(s). De frontières. 

Comme surgi du conte d’un griot, le symbole végétal est pourtant à présent comme noyé sous le mazout. Étouffé à son tour. Racines submergées.

Illustration 5
‘Les Passeurs’ © Clay Apenouvon

À moins que, dépassant ce visuel dérangeant (ambigüité du noir qui dirige spontanément l’esprit vers le ténébreux), l’observateur souhaitant saisir les intentions d’Apenouvon interprète au contraire ce Noir Total recouvrant arbre et terre comme un engrais revitalisant constitué de la conscience et de la fierté de soi rétablies, les Passeurs devenant vigies, marrons caribéens et autres défenseurs des Droits civiques incarnés, sacrifiés héroïques. Migrants révélateurs des hypocrisies d’une époque avide de postures. Prix très élevé pour quelques minutes d’attention. 

NOIRTOTAL : à la pompe, toujours les mêmes qui raflent. 

  « Ces corps épuisés sous le poids du monde moderne (du passé et de l’avenir) semblent être tirés d’un poème de Césaire.

"J’ai porté 

le chemin de fer du commandant.

J’ai porté 

la locomotive du commandant,

le coton du commandant."

   Ou de Georges Castera.

"Je suis un homme qui

(…)

appelle la folie devant 

la mer en ruine."

Ils poursuivent tous des trajectoires complexes, un itinéraire tortueux, mais vers une même destination qui n’existe pas.

Exilés, déracinés, rescapés de la guerre, migrants, leur marche est le rythme du cœur du monde. 

Tous les chemins descendent de leurs pieds fatigués. »

   (‘Balade en noirtotal’, Makenzy Orcel, collection Bal•l•ades, éditions 110 Véronique Rieffel)

Illustration 6
‘Portrait de Mohamed Ali’, série ‘Un noir à l’ombre’ © Clay Apenouvon - photo © Florent Paudeleux

Rapiécés, accrochés, emmêlés les noirs cohabitent, carapace monstrueuse qui protège ou qui absorbe, les reliefs hypnotisent le regard, grosses coutures et épaisses ficelles pour conter une histoire subtile et humaine. Le jaune or des couvertures de survie se pose sur des noirs charbonneux sans âge, ridés et pleins de chants vernaculaires inconnus. Le jaune or, posé sur ce noir multi-millénaire, devient insulte; douleur moderne. Les chiens de sang n’aboient plus : aujourd’hui c’est la mer déchaînée la gardienne de notre ordre établi de privilégiés. 

Les châssis des œuvres ont été pris d’assaut, plaqués, mis sous tension par le film de plastique étirable noir, matériau de prédilection de l’artiste. 

Employé dans les échanges commerciaux internationaux pour emballer et protéger les marchandises, symbole donc de l’archi-mondialisation mais également des imitations bon marché (ersatz en plastique des objets de valeur, "Made in China") et de la pollution à grande échelle, Clay Apenouvon d’inclure ces notions intrinsèques dans son œuvre tout en détournant, de par l’utilisation artistique qu’il en fait, cette matière née de la distillation du pétrole. 

« Le pétrole, c’est le sang de la terre – et le sang des Hommes versé pour lui. L’or des couvertures de survie est un or ironique. À la fois, le trophée de la malédiction des ressources et le mirage doré de la vie d’un immigré africain en Occident. On me demande souvent si mes œuvres sont faites de textile, de cuir ou d’or. Elles sont uniquement réalisées à partir du pétrole raffiné, chauffé, altéré. Je n’ai rien à raconter avec des fils d’or – mais avec les couvertures de survie, oui. »

   (Clay Apenouvon)

Illustration 7
‘Balade en noirtotal’, Makenzy Orcel, collection Bal•l•ades, rencontre entre deux artistes, un plasticien exposé et un auteur qui lui fait écho, éditions 110 Véronique Rieffel

Une ligne droite rouge se démarque sur le tableau noir et brillant constitué de film plastique torturé. Ligne de démarcation, infranchissable ? Traînée symbolique du sang des disparus (droite, puisqu’Ils aiment l’harmonie non-agressive) ? Ligne d’horizon qui fend la marée noire, lumière noire du plastique, géométrie mouvante, rouge irrigant le noir tendu, le noir étendu, rouge continu et discontinu, rouge alarme, rouge étroit, une respiration ou une urgence ?

 « La queue d’une comète rouge, telle une ligne plate, frontière du souffle, et d’autres piégés dans une mer dorée.

Tant de perspectives s’offrent allègrement à nos sens, puis s’estompent, retournent à leur incommunicabilité.

Tant de mondes émiettés, de soleils cramés de néant évoquent le réel, les luttes juste ignorées depuis la nuit des temps. »

   (‘Balade en noirtotal’, Makenzy Orcel, collection Bal•l•ades, éditions 110 Véronique Rieffel)

  Dans une dernière salle, révélées par la combustion, couches successives de brûlures, des figures humaines se détachent, en creux, gravées, sur du noir froissé, du noir plissé, du noir cabossé, du noir tabassé.

Hommage au père, à la mère, à la diversité noire. ‘Un Noir à l’ombre’ ou une série aussi subtile qu’efficace pour dénoncer l’invisibilisation pendant des générations des Noirs dans nos sociétés jamais en retard pourtant pour se vanter elles-mêmes « progressistes ».

Hommage aussi à Mohamed Ali (Cassius Marcellus Clay), à qui il doit son prénom. Sur matière dorée.

Hommage à celui qui a su dire non, imposer sa puissance et ses thèmes dans une Amérique encore embourbée dans la discrimination raciale légale. 

Illustration 8
‘Autoportrait’ © Clay Apenouvon - photo © Florent Paudeleux

Des hydrocarbures qui souillent les mers et légitiment les guerres d’appropriation à la technique ancestrale de la pyrogravure : ce noir Apenouvon est décidément intime avec le feu qui couve.

« Mon noir est un noir plastique, un noir pétrole – un pétrole Total. C’est un noir total, un noir brut. »

   (Clay Apenouvon)

Soulages, bien sûr, Malevitch, Mondrian peut-être mais Baldwin aussi, Baldwin forcément, accompagnent le silence (réputé d’or) dans les salles de la nouvelle galerie parisienne 110, Véronique Rieffel dont voici l’exposition d’inauguration (et quelle exposition !) 

Une lumière crue, un noir abrasif, pour penser le monde à travers le regard et le geste sans concessions ni illusions de celui qui se désigne ironiquement ‘cultivateur de plastique’. 

 — Exposition ‘ NOIRTOTAL’, de Clay Apenouvon, jusqu’au 29 juillet 2023 à la galerie 110, Véronique Rieffel, 110 rue Saint-Honoré 75001 Paris (métro Châtelet, Louvre ou Palais Royal)

Entrée libre —

• ‘Balade en noirtotal’, de Makenzy Orcel, collection Bal•l•ades, rencontre entre deux artistes, un plasticien exposé et un auteur qui lui fait écho, éditions 110 Véronique Rieffel, édition limitée. Vente galerie 

"NoirTotal", exposition du plasticien Clay Apenouvon © TV5MONDE Info

• le site de Clay Apenouvon 

La Galerie 110 Véronique Rieffel a ouvert en mai 2023. Dédiée à l’art contemporain, la photographie, le design et présentant des oeuvres d’artistes originaires du Moyen-Orient, du continent africain comme des artistes occidentaux ayant tissé des relations fécondes avec ces régions du monde.

                                 — Deci-Delà

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