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« Il avait senti la possibilité de plaisanter, de désamorcer ce qui s’était dressé entre eux, mais le moment était passé et il l’avait alors regardée détourner la tête. C’était le problème avec les femmes qui cessaient de vous aimer : le voile de l’enchantement se dissipait et elles voyaient clair en vous. »
Quel plaisir, après son lumineux conte de Noël de 2020, de retrouver la plume acérée et leste de Claire Keegan ! Le regard plus perçant que jamais, l’esprit éduqué à la concision, maîtrise de l’art de la nouvelle oblige (snobisme sot des Français pour ce genre magnifique tant apprécié des Anglo-saxons. Que de perles qu’ils ne connaîtront jamais !), l’écrivaine irlandaise abandonne les ombres du couvent de la Madeleine pour entraîner cette fois le lecteur sur les pas de Cathal, employé de bureau dublinois en proie à un solide vague à l’âme en cette journée singulière.
Jour de noces, les siennes, mais voici Cathal pourtant affalé sur son sofa devant un documentaire contant le destin de Lady Di., plutôt qu’en smoking avec sa belle sur la piste de danse d’une salle des fêtes du comté de Wicklow. Chaque geste du quotidien, nimbé d’ennui et de malaise, devient signifiant aujourd’hui.
La blanche colombe Spencer s’avance, timide, sans doute persuadée de vivre un conte de fée, voilée et rougissante devant le monde en transe, rêves de pureté, d'appellations d’origine contrôlée comme pour conjurer d’obscures peurs secrètes, tapant dans ses mains pour encourager la belle à accepter son sort de génisse royale. Devant l’autel saint, le reproducteur à sang bleu et oreilles décollées, fils-à-maman obéissant. Son regard à lui cherche dans la foule son rustique amour de jeunesse, le cœur serré. God save the Queen, elle portera !
« Vers la fin, après avoir quitté son époux être partie avec un autre homme, un riche Égyptien, elle était assise dehors au soleil en maillot de bain, sur un plongeoir. Ensuite il y avait l’accident de voiture à Paris, et toutes ces fleurs qui pourrissaient devant Kensington et le palais de Buckingham.
Lorsque le générique s’est mis à défiler, Cathal a éprouvé le besoin de manger du sucré et s’est rendu dans la cuisine. Il a ouvert le réfrigérateur et rendu le bras vers le gâteau couleur chair, l’a posé sur l’îlot. Il a pris le couteau à viande et tranche toute l’extrémité supérieure. Puis il a sorti le champagne et retiré la coiffe et son muselet. La bouteille était demeurée là depuis la soirée d’enterrement de vie de jeune fille, car Sabine n’aimait pas les boissons pétillantes. »
« Order ! Order ! »

« Lorsqu’ils étaient retournés chercher la bague, quelques semaines après, un vendredi soir, le prix final avait augmenté de 128 euros plus la TVA. Cathal avait alors entraîné Sabine dans la rue, disant qu’ils devraient refuser de payer ce supplément - mais elle avait affirmé lui avoir parlé du surcoût et avait nié s’être imaginé une seule seconde qu’il n’y aurait pas de hausse.
"Tu crois que je roule sur l’or ?" avait-il dit - et aussitôt senti la grande ombre du langage de son père traverser sa vie, en ce qui aurait dû être une bonne journée, voire l’une des plus heureuses.
Sabine l’avait fixé du regard et s’apprêtait à tourner les talons, mais Cathal s’était rétracté et avait présenté ses excuses.
"Attends, s’il te plaît, l’avait-il implorée. Je ne parlais pas sérieusement. Je ne voulais pas qu’on profite de moi, voilà tout. J’ai tout compris de travers."
Le joaillier, un homme roux aux lunettes cerclées d’or, avait place la bague dans un écrin et lui avait tendu le lecteur de carte bancaire.
"Vous savez que cet article n’est pas remboursable maintenant qu’il a été modifié sur mesure ?
- Rien de ce genre ne sera nécessaire", avait dit Cathal. »
Cathal aimait compter, même le prix des cerises. Ainsi lorsque Sabine, franco-britannique indépendante et légère faisant des allers-retours sur Dublin (ils s’étaient rencontrés voici deux ans), tenta de lui faire découvrir les charmes du clafoutis.
« - Le soir où tu m’as demandée en mariage, tu as acheté des cerises à Lidl et tu m’as dit qu’elles coûtaient six euros.
- Et alors ?
- Tu sais ce qui est au cœur de la misogynie ? Dans le fond ?
- Alors je suis misogyne à présent ?
- Ça consiste simplement à ne pas donner, avait-elle dit. Que ce soit croire que vous ne devriez pas nous accorder le droit de vote ou ne pas nous donner un coup de main pour la vaisselle - c’est tout crocheté au même wagon.
- Accroché, avait dit Cathal. »
Le doute était né chez Sabine le jour de son installation chez lui.
Dépourvue de tout glamour, revêtue des habits adéquats pour un déménagement, elle avait perçu le regard lourd, voire cruel, de Cathal.
« Je ne m’attendais simplement pas à tant d’affaires », avait-il dit, soudain plus vieux garçon, rustre, que prince charmant.
Petites humiliations répétées, imperceptibles au départ, puis de plus en plus dérangeantes. Lourdes d’un sens que la jeune femme n’entendait pas suivre.
Et puis une mère humiliée par une blague idiote de chuter lourdement sous les rires gras de son époux et de ses fils. Un homme malheureux de chasser le doute en grommelant des insultes à connotations sexuelles. Et Claire Keegan de faire son miel de ce genre de petites choses, sans jamais avoir recours à la novlangue lourdingue de l’époque, poussant le lecteur porteur du chromosome Y à s’interroger sur lui-même et ses reproductions paresseuses, pour ne pas dire névrotiques (mauvaise foi masculine, le premier réflexe fut d’accabler in petto le machisme irlandais), méthode subtile et bien plus efficace que les injonctions infantiles à la "déconstruction". Introduire doute et réflexion en moins de cinquante pages, parvenir à souligner la tristesse, le pitoyable, du petit garçon trop sûr de ses schémas et qui ne parvient plus à briser sa logique défensive, quitte à saborder son bonheur (du moins ses véritables désirs) : encore un exercice de haute volée de la dame Keegan.
Une nouvelle (offerte par l’auteure à sa maison française pour les vingt ans de cette dernière. D’ailleurs, Sabine se nomme l’héroïne indépendante) à conseiller prioritairement à ces messieurs. Irlandais ou non...
Alors que les bigots américains viennent de prouver encore une fois qu’aucun combat n’est jamais définitivement gagné.
— ‘Misogynie’, de Claire Keegan, S. Wespieser ed —
* voir aussi : ‘Ce genre de petites choses’, de Claire Keegan. Toile merveille
&
’Plongée entre les pages de 20 livres de la maison Wespieser pour ses 20 ans !’

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Illustration : Ida Marinella Rigo
— Deci-Delà —