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Billet de blog 28 août 2023

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Des lendemains qui chantent ou la force du destin. Vivifiant roman d’Alexia Stresi

« En creux interrogation sur les nombreux talents gâchés, ignorés, brutalisés par des institutions scolaires butées, par des stéréotypes sociaux toujours vifs qui n’entendent accorder aucune crédibilité ni potentiel à ceux que d’aucuns nomment des “riens” ».

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
P-L © FL

     ‘Il figlio della zingara’ : comment Elio Leone, ténor prodige surgi de nulle part il y a un an sinon des petits papiers de la prêtresse de l’Art lyrique en France Mlle Renoult, pourrait-il ne pas se reconnaître dans le personnage de Manrico ? Quel obstacle inattendu l’empêcherait d’offrir à son exigeant public l’une de ces transes partagées qu’évoque désormais son nom ? 

Il trovatore’ de son adoré Verdi déroule l’implacable chemin des passions destructrices et Elio - qui n’est plus officiellement Abandonnato mais bien Leone, Le Leone (le lion) - de fondre sa technique vocale parfaite dans le maelström des émotions à vif. Avec toute l’énergie d’un désespoir trop longtemps ignoré et ce via les partitions des maîtres, à la face d’un parterre de becs-fins endimanchés sous les dorures. 

Fils de gitane, il ne l’est pas.

D’une fille-mère de la rude et bigote campagne napolitaine morte en couches : oui. 

       « La matrone prend à nouveau une décision. Il n’y a qu’elle pour oser. C’est bien le moins qu’on puisse faire, nourrir ce fils de Dieu. »

Illustration 2
© David Leventi

 Comment le jeune Italien allaité au sein d’une morte puis déposé tel un fardeau, une erreur du Créateur, devant l’orphelinat degli Innocenti (une nonne sadique lui y attribuera l’infamant patronyme Abandonnato) est-il devenu LA voix masculine courtisée par tous les directeurs des plus prestigieux opéras internationaux ? 

Quels ressorts intimes le font glisser avec le même professionnalisme et égal abandon de ‘Rigoletto’ à l’inflammable ‘Werther’ (nous sommes en 1938) , de ‘La Juive’ (en 39…) à ‘Nabucco’ ? Quelles forces mais également fêlures irréparables irriguent sa passion et nourrissent son farouche refus des honneurs dès qu’éloigné de l’orchestre ?

          « La vieille femme marche à pas lourds jusqu’à Musetta et s’agenouille. Elle se signe, un chapelet de paroles inaudibles débordant de ses lèvres. »

Illustration 3
P-L © F.L

  Ils ne seront pas nombreux celles et ceux qui tendront une main, une oreille, au bambino promis aux champs ou à l’usine, tandis que les chemises noires de Mussolini gagnent en puissance dans toute la péninsule. Puis au jeune immigré roulant les r et butant sur les voyelles débarquant dans un Paris pas encore menacé (croit-on) par les bottes allemandes, sans rien sinon ses rêves de rossignol.

Combien aujourd’hui, dans les chaloupes que l’UE laisse sombrer en Méditerranée, fuyant la même misère et dictatures aussi féroces auraient ébranlé les âmes, atteint l’universel si l’occasion leur avait été offerte ? Nous ne le saurons jamais.

  « Dio santo, la voilà enfin la trouée géniale du baron Haussmann ! Cette avenue de l’Opera semble n’exister que pour imposer l’extraordinaire palais Garnier à la vue. Une mer s’écartant devant. Pas un seul arbre pour le masquer, rien ne s’interpose. Quelle claque ! Penser à l’attraction que ce bâtiment exerce dans le monde entier,  aux voix qu’il a entendues, c’est… Il allait dire magique, en fait non. C’est bizarre. Au point de ne plus savoir comment se comporter. Pensait-il le prendre d’assaut ? Il réalise qu’il s’est trompé. Il a confondu son énergie avec de l’ambition. Devant ce palais Garnier , la méprise se dissipe. Il comprend qu’il n’a rien d’un guerrier. Son rêve, ce n’est pas d’attaquer. C’est de chanter, peu importe où du moment qu’il le  fait bien. Le voilà, son espoir. Elle est là, sa force. »

« - Vous chanterez Don Alvaro à la Scala. Faites-moi confiance. »

La redoutée Mlle Renoult, économe en compliments et davantage encore en promesses (surtout maintenant qu’elle s’est « retirée » et n’accepte plus aucun élève), n’en démord pas. Elio est un diamant brut que les verbiages mondains et autres coups d’éclat intéressés ne doivent pas abîmer. Elle prendra le temps nécessaire depuis les coulisses pour polir et orienter cette extraordinaire sensibilité, à distance des flatteurs et des marchands. 

Illustration 4
© David Leventi

La forza del destino’, obsession du jeune Elio. La Scala, ou le retour au pays natal dans la plus exigeante et mythique des salles, temple incontesté de l’Art lyrique. Verdi, ce génie qu’il entend défendre contre les tentatives de récupération par les fascistes. 

Mais travailler les chefs-d’œuvre, passer ses nuits au seul son de la lyre d’Apollon (dont il a la beauté), des mélopées d’Erato et s’en remettre à son don tandis que le monde s’enivre et danse au bord du gouffre ne saurait être une solution. Même pour un Leone déraciné entièrement dévoué à la quête de la maestria (« acier trempé en apparence, lave à l’intérieur, le point d’équilibre magique du ténor »). 

Et la vie, alors ? 

 « Elio est seul. D’après ce que Mademoiselle a cru comprendre, il n’a plus de famille en Italie. Elle en est sûre, il lui en faut une en France.

Il croit encore qu’on chante pour le public, comme si c’était une masse, là où il devrait au contraire s’adresser à chacun. Le vieux monsieur du sixième rang doit avoir l’impression qu’on l’interpelle, sa jeune voisine que c’est à elle qu’on parle, et ainsi de suite. Chacun doit en être persuadé , qu’ils soient cinq ou mille.

- La meilleure façon de nouer une telle intimité, c’est de destiner votre chant à quelqu’un de précis. Une mère, un père, une femme, quelqu’un d’important qui doit être présent dans la salle. Je ne vois ça nulle part, Elio. Vous n’avez personne avec vous.

Déglutir. 

Trouver à se défendre.

- Je vous ai, vous.

- Suis-je bête ! J’oubliais que j’étais éternelle. Vous avez raison, n’en parlons plus. »

D’en reparler ils n’en auront pas besoin puisque bientôt la fascinante Fernande de réussir son entrée. 

« Même le nom est joli, songe Elio. Modèle pour les peintres de Montparnasse, comédienne, danseuse, Fernande sait tout faire , lui apprend-on. Ouvreuse, c’est un plus en attendant que le Tout-Paris découvre ses talents. »

Amour-passion , amour sauvage et partagé qui chasse la mélancolie naturelle d’Elio, lui donne des ailes et pousse ses performances désormais dédiées à sa muse vers le sublime. Bravo, bravo, s’époumone le public renversé. 

Illustration 5
P-L © F.L

Mais la guerre n’est plus une hypothèse lointaine ni l’heure aux viva! 

Hitler a lancé ses troupes fanatisées à la conquête de l’Europe, bien décidé à multiplier « l’espace vital » du Reich et à mettre en œuvre son projet fou et criminel de « solution finale ». 

Elio le faux détaché, rageant de voir l’Italie (déjà souillée par la marche victorieuse sur Rome du clown Mussolini) alliée à ce psychopathe toxicomane, s’engage immédiatement dans les forces de son pays d’accueil. 

Cinq longues années de stalag loin de Fernande, de l’enfant qu’elle portait en secret à son départ, des levers de rideau et de Mlle Renoult suivront. Des lettres enflammées au récit de la détention, du racisme anti-« Ritals » des libérateurs aux amitiés improbables nées dans les geôles. Des traits de sa belle à sauver des coups de gomme du temps au rêve de tenir dans ses bras cet enfant qu’il ne voit pas grandir, n’a jamais vu, lui l’Abandonnato

Que dirait Mademoiselle aujourd’hui ? A-t-il assez vécu ? Est-il assez dense à présent pour incarner Don Alvaro

Mais la fin de la WWII et le retour à Paris ne se passeront pas comme prévu. C’est la trahison qui l’attend. Et non les effusions. 

Elio Leone, phénomène vocal d'avant-guerre, prodige faisant vibrer les foules, pleurer les plus sévères critiques, renoue avec sa tenace mélancolie. Aspire à disparaître. À oublier sa voix. 

« - Silence ! Méfiance ! Ti-bon-anj’ l’a quitté ! Ti-bon-anj’ l’a quitté ! »

       « D’une main devenue lente, elle déboutonne la chemise de nuit de la morte, et découvre une poitrine pleine, toute gorgée. Son regard reste longuement collé sur la peau blanche du sein. Se relevant avec peine, plus vieille que jamais , la matrone revient près de Tullia et lui prend le bébé des bras. »

Illustration 6
© David Leventi

À la dérive mentalement comme physiquement (depuis un cargo marchand sur lequel il s’est engagé comme main-d’oeuvre) , c’est en Haïti qu’il s’échouera. En Haïti qu’il se retrouvera. 

« - Ce Blanc tète la mort , lui répètent-ils. Il tète la mort ! »

Clairvius le hougan (sorcier vaudou) et ses fines analyses bousculeront sans ménagement le faux zombi muet. Le ramenant peu à peu à la lumière. Au chant. À sa vie.

« Dans tout ça, le miracle, c’est le chant. Ici, rien ne se fait sans, tout est matière. Comment résister à une ambiance pareille ? Les villageois chantent la vie avec des voix qui sont comme elles, fêlées, rudes, sombres ou bien jeunes, allègres, futées. Les mélodies leur sortent directement du cœur, comme si elles remplaçaient la nourriture qui fait défaut et les mots qu’on ne connaît pas. Ça les apaise et les rassemble. Lors des veillées, n’en parlons pas. La musique devient joie, mémoire, récit, et semble démêler n’importe quel problème. Le plus admirable, c’est que ce chant n’a aucune conscience de son importance. »

Mais Elio Leone ne sera plus jamais le même, trop chahuté par la réalité du monde et l’insécurité réactivée de l’enfance. Son chemin toutefois, sous une forme ou une autre, ne pourra le diriger que vers un petit village montagneux de la campagne napolitaine. Au pays de la légendaire Scala

      « Le brouhaha a totalement cessé. Il n’est plus question de rien. On a peur de comprendre.

La femme ramène l’enfant à sa mère.

Et l’approche de son sein.

La petite bouche avide n’est pas longue à trouver le téton.

Mère à l’enfant. 

Ce tableau dans la grange.

Silence de plomb.

Autour d’un tenace bruit de succion. »

Illustration 7
P-L © F.L

    Lumineux panneaux que pose dans ce roman Alexia Stresi, épopée bouleversante  de la naissance à la mort, à travers tout le tragique 20ème siècle, d’un artiste en quête d’équilibre et d’intégrité. 

Par de savants et incessants allers-retours entre passé et présent, soulignant le poids de l’enfance dans les décisions, peurs et désirs de l’âge adulte, par le récit d’amitiés aussi inattendues que puissantes, l’auteure de ‘Looping’ (issue elle-même d’une famille de musiciens) célèbre la passion des véritables artistes dont l’existence se nourrit et se confond avec leur art (et inversement), nécessité du temps long alors que l’époque ne célèbre plus que l’immédiateté. 

Illustration 8
L’écrivaine Alexia Stresi © DR

Hymne à la fragilité de cristal du créateur autant qu’à sa force intrinsèque, son pouvoir de réinvention, mais aussi en creux interrogation sur les nombreux talents gâchés, ignorés, brutalisés par des institutions scolaires butées, par des stéréotypes sociaux toujours vifs qui n’entendent accorder aucune crédibilité ni potentiel à ceux que d’aucuns nomment des « riens ». 

Des lendemains qui chantent’ ou l’épopée du beau Elio Abandonnato devenu Lion, en quête de reconnaissance puis d’annihilation après avoir mis Paris à ses pieds, possède un pouvoir vivifiant, un quelque chose qui émeut jusqu’à faire oublier qu’il s’agit d’un personnage de fiction, rendant sourire et espoir dans un monde qui se brade tant ses notes sont justes, sa mélodie bouleversante. 

— ‘Des lendemains qui chantent’, Alexia Stresi. Ed. Flammarion —

Illustration 9

                                                       — Deci-Delà

Illustrations :

  • série Opera du photographe David Leventi. Son site 
  • modèle : Pierre-Louis  © Frédéric L’Helgoualch 

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