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Billet de blog 29 décembre 2022

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« Saara » : les hyènes et le haboob. Mauritanie, la sévère mise en garde de Beyrouk

Beyrouk : aucun hasard si la musique traditionnelle et la poésie, les femmes libres, l’écologie et la philosophie soufiste (tous haïs des intégristes) sont des thèmes permanents dans ses ouvrages, comme une proposition en creux (portée par l’urgence) sur comment résister aux dangereux mirages de l’époque.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
détail de l’œuvre intitulée ‘La Meute’, d’Oumar Ball © Oh Gallery

« Tout autour de nous, les roches dans leur hiératique présence semblaient ne plus vouloir nous protéger, et je percevais les cris des hyènes qui n’apeuraient pas ma mère parce qu’elle ne les entendait pas. »


  Le haboob est une violente tempête de sable saisonnière balayant l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, résultat d’une convection atmosphérique sur les hauteurs de l’Atlas. L’instabilité de l’air et la rencontre de forces contraires mènent alors bien souvent à des drames funestes pour les hommes qui n’ont pu trouver refuge. 


De phénomènes météorologiques particuliers, il n’est point question dans le dernier roman du grand écrivain mauritanien Beyrouk. 

Et pourtant, c’est bien au milieu de dangereux vents levés que le lecteur a l’impression d’être tombé. 


  Constituée d’une partie de l’immense désert Sahara, de la steppe sahélienne, d’un littoral plus hospitalier et du fleuve Sénégal, la Mauritanie - pays aux frontières tracées sans nuances par les envahisseurs français peu soucieux des liens millénaires entre tribus nomades - peuplée par seulement 4 millions d’habitants (bien que presque deux fois plus grande que la France), indépendante depuis 1960 et en pleine transition démocratique après une période de coups d’état successifs est également une république islamique dans laquelle la charia est loi et les oulémas rois


À 99% musulmane, rien ne peut s’y créer, s’accepter ou se refuser sans tenir compte de l’Islam


Les missionnaires chrétiens s’avouèrent d’ailleurs battus à l’avance, tentatives prosélytes inutiles dans ce pays-tampon à cheval entre le Maghreb et l’Afrique Subsaharienne. 


Mais si la religion d’Allah est le ciment apparent entre tous les Mauritaniens, la lutte silencieuse entre ses différents courants est féroce. 


Une lutte dont l’issue sera déterminante alors que les inégalités sociales et raciales sont toujours criantes (et l’esclavage toujours une réalité pour au moins 90.000 personnes selon les ONG), rendant les sirènes des belliqueux et obscurantistes salafisme et wahhabisme attirantes pour une jeunesse surreprésentée (62% de la population a moins de vingt-cinq ans); que la mondialisation et l’exploitation du fer et autres hydrocarbures par des firmes étrangères déstabilisent les modes de vie ancestraux et que le chaos djihadiste ne cesse de se répandre chez le grand voisin malien (plus de 2000 kms de frontière terrestre commune et autant de points de passage). 


  Une situation complexe que Beyrouk, fondateur du premier journal indépendant du pays en 1988 (‘Mauritanie demain’), ne cesse de décrire, de creuser, dans une œuvre aussi poétique, humaniste qu’engagée, de ‘Je suis seul’ à ‘Parias’, du ‘Griot de l’émir’ au ‘Tambour des larmes’; de la turbulente capitale Nouakchott aux oasis avalées par les dunes, oubliées des hommes. 


Car le lecteur ne doit pas se méprendre : un Beyrouk n’est pas qu’une échappée exotique dans l’univers des djinns et des enfants du désert; des griots et des marginaux en quête d’une trace salvatrice à suivre. 

Un Beyrouk est avant tout un cri d’alarme. 

Illustration 2
série ‘Cube’, d’Oumar Ball © Oh Gallery

Une leçon de géopolitique autant qu’un rappel de la fameuse théorie du battement d’ailes du papillon. 

Une mise en garde spirituelle adressée autant à ses compatriotes tentés par l’oubli de leurs racines, des traditions bédouines (exil urbain oblige), ou par les injonctions intéressées venues du Golfe, qu’aux lecteurs européens inconscients des forces là en mouvement, des débats et enjeux universels ici présents. 


Aucun hasard, donc, si la musique traditionnelle et la poésie, les femmes libres, l’écologie et la philosophie soufiste (tous haïs des intégristes) sont des thèmes permanents dans ses ouvrages, comme une proposition en creux (portée par l’urgence) sur comment résister aux dangereux mirages de l’époque. 


   « Saara, celle qui refuse les misères et l’ennui. Je laisse les joies paraître, car à force de les côtoyer on se croirait heureux, je laisse les bonnes humeurs s’afficher, je convie les habits du bonheur à me couvrir tout entière, mais le déguisement ne parvient pas à cacher ma misère. Je souris à tous mais la douleur en moi ne tarit pas et je sens toujours un immense et apathique vide en moi. » 


   Saara, mauvaise femme de la cité d’Atar (ville natale de l’écrivain), fille abandonnée par une mère fuyant un mari violent, par une sœur rêvant d’un ailleurs meilleur puis par un fiancé couard, a fait de ses douleurs une force. Tête haute, elle se moque des chuchotements et regards réprobateurs des autres habitants, organisant chez elle chaque soir des fêtes grandioses dans lesquelles chants et danses donnent le la. Entourée de ses proches - le poète Sam, Jid le mendiant sourd-muet, Cheibou l’ami gay, la joyeuse Aziza et Breika « le meilleur joueur de tam-tam du monde et au-delà » - la belle indépendante s’est créée une morale personnelle, loin des codes sociaux en vigueur. 

Illustration 3
‘La Meute’, d’Oumar Ball © Oh Gallery


La mélancolie pourtant de la submerger lorsqu’une lettre de sa mère mourante lui parvient. 


  Celle-ci, après avoir fui les poings de son époux et donc le domicile familial, avait trouvé refuge pendant de longues années dans l’oasis de Louad, au sein de la communauté de la Voie, confrérie soufiste organisée autour d’un jeune Cheikh (maître) et qui rejette le matérialisme et la violence pour se consacrer à la quête spirituelle, à la prière, au pied de la Montagne de l’Anéantissement

À son sommet, les adeptes du Renoncement, ermites aspirant à l’haqîqa (détachement total des biens et passions terrestres dans l’espoir de s’inscrire totalement en Dieu) font figure de veilleurs rassurants, malgré leur retrait du monde, leur tenace invisibilité.    

  
  C’est cet univers singulier que découvre la belle urbaine Saara lorsqu’elle arrive - trop tard - au chevet de la malade. 

Méfiante et peu séduite par ce mode de vie rudimentaire et bigot adopté par sa défunte mère, Saara a vite fait de parler de secte. Pourtant, sa rencontre avec le troublant Cheikh qui se refuse à tout jugement moral (à l’inverse des fanatiques et du commun) de la déstabiliser bientôt. 


Un homme troublant mais troublé également, car Louad est menacée.


   « Mon père avait prédit un avenir pour nous. Louad était la Médine de son cœur, disait-il, Louad était l’endroit où s’était arrêté son Hégire, disait-il, Louad était destiné seulement à la foi, disait-il, Louad devait être une terre d’oubli, disait-il. Qu’est-il advenu de nos espoirs et de nos certitudes ?
 Nous ne nous sommes, je crois, pas assez fait oublier, nous avons cru pouvoir jeter un regard subreptice sur le monde, juste pour voir, pour comprendre, mais le monde s’est souvenu de nous. Boulimique, il veut maintenant dévorer notre cœur, piétiner notre quiétude, se repaître sous nos palmiers, goûter aux fruits de notre terre. Chaque jour, des hommes qui ne connaissent pas notre Voie viennent se promener près de nos demeures, s’enquièrent de notre vie, font semblant de s’extasier de notre milieu pourtant si sobre. Nous leur parlons de notre Passion, de nos Vérités pour leur faire aimer notre Voie, mais ils nous regardent d’un air goguenard et s’interrogent sur la profondeur de nos puits, sur la surface de nos champs, sur la verdure de nos palmeraies, sur la bonne santé de notre sol, sur la saveur de nos produits, le travail, nous leur disons, le travail seulement, et les prières, nous ne demandons rien à cette terre, juste de quoi vivre, pour continuer à suivre notre Voie et à chanter la nature, Dieu et nos cheikhs, cette terre est alimentée par l’amour que nous lui vouons, nous leur disons, parce que c’est notre Terre promise, la Médine de nos cœurs, nous répétons, mais ils ne nous regardent pas, ils ne nous sentent pas, ils regardent autour d’eux comme si Louad était à vendre et qu’ils pouvaient l’acquérir. »

  Le maire d’Atar (dont dépend Louad), homme corrompu, avide et méprisant en a décidé ainsi, sans consultation auprès des habitants mais avec le soutien du gouvernement : un barrage s’élèvera bientôt à la place de l’ancestrale oasis. La mort programmée de Louad, de la Voie, de ses paisibles adeptes. La résistance pacifique et les prières suffiront-elles à faire reculer les bulldozers ? À réveiller les consciences ? L’alliance entre Saara et le cheikh Qotb permettra-t-elle de stopper l’écoulement dans le funeste sablier ? 

  Comme toujours, Beyrouk lance habilement ses fils dans plusieurs directions, vaste galerie de portraits fouillés comme pour mieux embrasser toute la complexité de la société, comme pour mieux terrasser le binaire paresseux. 

Pendant que Louad devient déjà le monde du passé, Cheibou le guitariste gay fuit le regard perçant d’un juge de la capitale qui semble le lire comme livre ouvert. En quelques lignes descriptives de la rencontre involontaire, Beyrouk restitue toute la tension intérieure du jeune homme qui n’ignore rien du sort qui pourrait lui être réservé s’il se risquait à révéler sa nature. La peine de mort selon la charia, même si dans les faits elle n’est pas actuellement appliquée, ce qui n’empêche pas les peines de prison ferme de tomber. 

  Intrigant Beyrouk qui se révèle critique féroce de ce que d’aucuns nomment la ‘modernité’ (exploitation accélérée des ressources naturelles au nom du P.I.B, abandon de la vie nomade et de sa culture, affichage obscène et soif inextinguible pour les biens matériels) tout en étant lui-même à la pointe sur des sujets sociaux et sociétaux que, d’ici, on aurait pu croire tabous dans un pays ouvertement religieux, d’ordre strict établi. 

Mais cette modernité, il faut le saisir, ne souhaite pas se caler sur celle du triste Occident ultra-libéral mais, plutôt, entend s’appuyer sur les ressources oubliées d’une spiritualité ouverte et tolérante, celle du Cheikh dans le roman. 

Illustration 4
l’écrivain mauritanien Beyrouk © DR

Derrière le regard inquisiteur et menaçant du juge, on peut percevoir la puissance des doutes et la diversité des débats (lecture littérale ou non des textes) qui irriguent le monde musulman, n’en déplaise aux essentialistes de salon tricolores prêts à adouber les pires obscurantismes du moment qu’ils parlent fort, par peur d’être accusés d’islamophobie, par sentiment rétroactif de culpabilité pour la colonisation (le prix de la condescendance et de la lâcheté, par contre, peut leur être décerné haut la main). 

  Le drame secret du jeune mendiant soi-disant sourd-muet, Jid, autre ami de Saara - qui ne retrouvera son nom, sa voix et donc son identité qu’après sa vengeance - fait miroir avec le malaise de Cheibou (comme la ville avec l’oasis, la tolérance du soufi avec les préjugés de la citadine, la passivité des contemplatifs avec le dynamisme des fondamentalistes étrangers . Un Beyrouk, en vrai, est un palais de glaces). 

Une ratonnade puis un viol collectif qui scelleront ses lèvres pour toujours (pensait-il), par un groupe de fils de bonne famille, intouchables, se rendant toujours l’air fier à la mosquée à chaque nouvel appel du muezzin. 

Refoulement sexuel, injustice, hypocrisie et perversion des âmes protégées par l’argent et que Beyrouk, mu par une colère froide, scandalisé sous ses faux airs de sage stoïque, ne craint pas d’affronter. 

« Eux, c’était la jeunesse dorée de la cité, c’était la fleur de leurs parents sales et corrompus, c’était la crème du mal que tout le monde adore, et moi, une moisissure qui n’a pas de voix. »

Seul fragile réconfort pour ce jeune homme détruit, ce « rien » qui arpente la ville pot en fer blanc tendu pour l’aumône, sa mère, véritable sourde-muette, elle, petit corps désormais terrassé par la maladie, en boule sur une paillasse sale, visage voilé continuellement caché au monde. Des lignes magnifiques sur l’amour maternel. Et peu importe alors les guenilles. 

   «   Elle est vraiment sourde et muette, ma mère, mais elle m’entendait, j’en suis certain, quelquefois quand la nuit était belle, quelquefois quand je n’étais pas harassé et que j’aimais un peu la vie. J’étendais une natte sur le sol pierreux, je m’asseyais pour faire du thé et je chantonnais les musiques douces que je feignais toute la journée ne pas entendre, je voyais ses yeux s’éclairer de tous les sourires du ciel, elle se dévoilait et son visage s’inondait de lumière, car il est beau, le visage de ma mère, cela je vous le dis parce que je suis seul en ce monde à l’avoir vu, le seul, les minuscules restes de varicelle creusant de menus cratères dans sa joue ne l’enlaidissent pas, parce qu’elle a un nez long à la courbe fine et des lèvres épaisses mais pas trop, et des dents toutes blanches, oui toutes blanches malgré ce qu’elle a enduré, un front large et des yeux, de grands yeux où on croit voir se refléter le coucher de soleil, mais qui se taisent quand on s’en approche; elle a, c’est vrai, une petite marque sur la joue, vieille blessure, entaille née d’une collision ? Mais il est beau, le visage de ma mère !

  Pourquoi le cache-t-elle si obstinément ?

Je crois qu’elle ne l’aime pas parce qu’à son sens il ne fait plus partie d’elle, alors elle le soustrait aux regards des autres.

  Il me paraît loin, le temps où elle me traînait par la main et où nous allions mendier dans la cité. Nous parcourions la ville de long en large, elle agitait le gros pot en fer-blanc qu’elle portait au bras et dont l’anse résonnait comme une plainte; les gens sortaient de leurs demeures et remplissaient le pot de riz, d’arachides, de couscous, de pâtes et tout cela mêlé; parfois ils me tendaient une pièce que je serrais bien fort dans ma main. Elle allait à petits pas, ma mère, précautionneusement, pour ne pas trébucher et moi je la tirais mais elle s’était habituée à cette allure titubante, hésitante comme l’est sa vie qui ne sait pas marcher. Elle ne se séparait jamais de moi, elle me sentait, elle savait quand je m’éloignais, elle savait quand on me tendait la main, elle n’acceptait jamais que je m’écarte et moi j’avais souvent envie de m’échapper, je regardais les autres enfants jouer et je voulais les rejoindre, mais les rares fois où j’y suis allé je n’ai reçu que des coups et des insultes, "Bâtard, fils de la folle, tu sens mauvais", je courais après ma mère; et j’apprenais à les haïr, et je les hais encore, ces fils de putes. »

Illustration 5
détail de l’œuvre intitulée ‘La Meute’, d’Oumar Ball © Oh Gallery

  Mais les confidences des loqueux n’ébranlent pas les hyènes qui cernent l’oasis et rient de plus en plus fort, la nuit tombée, à l’idée du festin à venir. Les destins se croisent et semblent se diriger tous dans la même direction. Les regards sensuels entre Saara et le jeune Cheikh se font de plus en plus enflammés - ou alors désespérés (les deux à la fois) - au fur et à mesure que le danger approche. Les adeptes du Renoncement se décideront-ils à descendre de la Montagne de l’Anéantissement pour sauver Louad ? La Prière de la Peur, jamais récitée même par les pères des pères, fera-t-elle fléchir les corrompus qui ne peuvent à ce point avoir oublié leurs origines ? Cheibou s’est déjà fondu dans l’anonymat des rues de Nouakchott, comme porté par l’instinct de survie. Jid le mendiant observe sa mère chérie dépérir et, poings serrés, ses bourreaux faire les beaux, futurs mariés pieux, irréprochables. 

  La tidinit et l’ardine résonnent, atrocement, sublimement désenchantées. 

  « Ils éventrent la terre et lui dérobent ce qu’elle cache depuis toujours, des eaux qui n’étaient pas destinées à maintenant, qui étaient réservées à d’autres temps, des eaux qui auraient dû attendre d’autres gens, des dizaines, des centaines d’années, des siècles peut-être, arrachées à l’avenir grâce à ces machines de mort pour être offertes à l’impatience des riches d’aujourd’hui. Et les générations futures verront des terres irrémédiablement mortes, dont les profondeurs seront définitivement sèches, et ils crieront au vol, à la trahison... »

  Et l’envie alors pour le lecteur de rejoindre Beyrouk dans le désert. Pour y hurler. 

                              — ‘Saara’, de Beyrouk, ed. elyzad — 

* voir aussi : ‘Parias’, de Beyrouk. Quand le désert recule  

‘Le Silence des Horizons’, de Beyrouk : sables émouvants 

                                                     — Deci-Delà

Illustration 6

Illustrations : cordialité du jeune artiste mauritanien Oumar Ball, 1er Prix de la Biennale internationale de sculpture de Ouagadougou 2021 avec son œuvre ‘Chimère’.

Son impressionnant travail tout de fer et de plaques de métal oxydé, bestiaire expressif et puissant, est actuellement présenté à la galerie sénégalaise Oh Gallery (Dakar). 

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