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Billet de blog 10 novembre 2024

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L’utopie démocratique à l’épreuve : quand le populisme s’invite au débat

La démocratie représentative construite au décours du siècle des lumières, ne parvient plus à garantir l’équité sociale. Selon John Rawls, l’équité suppose des droits égaux et une répartition juste des ressources et des opportunités. Pourtant, malgré les progrès scientifiques, matériels et sociaux, la démocratie échoue à atteindre l’équité, à protéger le monde vivant et assurer l’économie des ressources.

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L’utopie démocratique à l’épreuve : quand le populisme s’invite au débat

La démocratie représentative construite au décours du siècle des lumières, ne parvient plus à garantir l’équité sociale. Selon John Rawls dans A Theory of Justice (1971), l’équité suppose des droits égaux et une répartition juste des ressources et des opportunités. Pourtant, malgré les progrès scientifiques, matériels et sociaux, la démocratie échoue à atteindre l’équité, à protéger le monde vivant et assurer l’économie des ressources. Les siècles passés ont vu persister massacres, persécutions et autres horreurs sans que les démocraties puissent les prévenir ou les contenir.

Contre l'obscurantisme, la superstition, le cloisonnement social, les philosophes du XVIIe siècle ont promu la raison, la dignité de l’individu, et une libéralisation sociale et économique. Ils ont accompagné la chute des anciens régimes et l’avènement des démocraties modernes.

Démocratie, “le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple” proclamait Lincoln. Populisme, "mouvement qui oppose un peuple vertueux à une élite corrompue, et qui cherche à redonner le pouvoir à ce peuple"; (Mudde et Kaltwasser, Populism: A Very Short Introduction, 2017). Si la démocratie bénéficie d’une aura de vertue, le populisme est accusé de la menacer. Le populisme porte l’idée d’une révolte brutale du peuple pour prendre le pouvoir : à la fin du XIXe siècle, des intellectuels russes cherchent à soulever le peuple contre le pouvoir tsariste, le People’s Party tente aux États-Unis de s’opposer aux conglomérats capitalistes et à l’oligarchie, et en France, le Boulangisme réclame un régime autoritaire pour affronter les élites économiques dominantes.

Dans l’idéologie populiste, la complexité disparaît et le peuple n’est qu’un bloc homogène. L’autocrate le définit alors selon des critères sociaux ou culturels opportunistes, taillés pour séduire le courant d’opinion dominant et obtenir l’adhésion des électeurs !

En parallèle, les pouvoirs libéraux et sociaux-démocrates ont, depuis des décennies, étouffé le débat public en imposant une unique doctrine économique relayée par des médias sous le contrôle de quelques puissants. Cette “loi du marché” — régulée ou non selon que l'on se déclare “libéral” ou “social” — est devenue une doxa qui exclut toute perspective alternative.
Cette vision monolithique laisse peu de place aux sciences sociales, qui se trouvent marginalisées dans leur capacité à éclairer d’autres modèles et approches. Depuis les années soixante-dix, triomphe l’idée que le marché est la pierre angulaire de l’économie, que le monde est un vaste marché et que la richesse viendrait de la liberté de commercer sans entrave. Produire à moindre coût, sans se soucier des conséquences sociales et environnementales, serait le progrès puisque, in fine, les consommateurs en profiteraient. La croyance en la croissance constante — malgré les limites du monde physique — s’impose, tandis que les mesures timides vers une “croissance verte” épargnent les privilèges et négligent les impacts financiers pour les ménages.

Le savoir basé sur les connaissances scientifiques est ainsi rendu doublement suspect :
disqualifié par l’oligarchie libérale d'un côté, et par les autocrates populistes de l'autre. « Ce qui est nouveau, c’est que la science est désormais soupçonnée de produire et même d’aggraver les risques qu’elle prétend contrôler » (Ulrich Beck). Coupés d’une information fiable et exposés à cette double propagande, les individus se trouvent privés de la clarté nécessaire pour décider selon leurs intérêts individuels et collectifs.
En parallèle, les institutions étatiques ont progressivement affaibli les contre-pouvoirs et les corps intermédiaires, ainsi que les pouvoirs locaux et les structures de médiation. Le pouvoir politique s'est alors éloigné du peuple, creusant le fossé entre gouvernants et gouvernés.
Les dirigeants apparaissent ainsi détachés des réalités du quotidien. Les difficultés pour se loger, s’alimenter correctement, subvenir aux besoins quotidiens et indispensables, sont inconnues de ces élites qui vivent en vase clos. Ils forment une classe repliée sur elle-même et, depuis un demi-siècle, se succèdent du centre-droit au centre-gauche sans infléchir véritablement la ligne politique.
Ainsi, ne subsiste plus que le “bon sens” individuel, basé sur une compréhension immédiate et fragmentaire. À mesure que les savoirs institutionnels sont discrédités, l'adhésion aux idées repose de plus en plus sur les affects et non sur l’examen rationnel. La crédibilité se
mesure non plus au fond mais à la perception de l’auteur. 
Manipulation des savoirs, décrédibilisation de la vérité, adhésion passionnelle et colère... autant d’éléments qui rassemblent les ingrédients d'une déflagration sociopolitique imminente.


Et maintenant ?


Partout dans le monde, le mécontentement populaire gronde. Les peuples expriment leurs lassitudes, leurs revendications, leurs colères. Prisonniers de contraintes croissantes, nous constatons que l'économie, fondée sur l’idéologie de la croissance infinie et du marché sans limites, se heurte aux réalités. Les promesses de progrès se réduisent à un présent difficile et un avenir menaçant. Les inégalités deviennent abyssales, entre les nations et au sein de chaque société. Les promesses de progrès se réduisent à un présent difficile et un avenir menaçant. La planète s’épuise : les ressources naturelles, la biodiversité, l'énergie sont en déclin. Notre système agricole et industriel, productiviste, nous étouffe sous une montagne de déchets, dioxyde de carbone, plastique, azote…
Les dirigeants économiques et politiques ne peuvent ni ne veulent remettre en question l'idéologie qui les a portés au pouvoir. Bien qu'ils en perçoivent les limites, ils évitent d'affronter la réalité. Face au réchauffement climatique, ils prônent une croissance “décarbonée,” insensible aux limites physiques de la planète.

Croissance, croissance même virtuelle, tel reste l'objectif, car les "décideurs" sont captifs du modèle qui les a engendrés. Incapables de critiquer le paradigme dans lequel le monde moderne s'est développé et sous l'emprise d'intérêts financiers immédiats plus puissants que les enjeux vitaux pour l'humanité. Le “verdissement” de l’économie demeure timide, conçu avec des égards pour les privilégiés et sans compensations pour les plus démunis. D’autant que les premières mesures, faibles face aux enjeux, négligent les effets financiers pour les ménages, dont les dépenses obligatoires s’alourdissent tandis que les revenus stagnent. En miroir de cette précarité populaire, s’exhibe une élite aisée, apparemment sans contrainte et ayant accaparé le pouvoir.

À la colère populaire, l'oligarchie répond en la stigmatisant sous le terme de “populisme” une étiquette qui présuppose une incompréhension des véritables enjeux. Le peuple est réduit à une masse homogène, qui serait incapable de saisir la complexité du monde. 
Les extrémistes politiques exploitent ce climat, simplifient le débat, ignorant la diversité et la richesse de cette contestation. Le populisme est alors réduit à la volonté populaire de rendre le pouvoir au peuple — une idéologie en réaction contre l'élitisme d'une néo-aristocratie. Cette opposition peuple/élite traduit la transformation de l’aristocratie en ploutocratie, où les élites actuelles sont les ultra-riches du système capitaliste-libéral.
La méfiance envers cette élite s’étend même à la science et à l'humanisme, jadis associés au progrès. Le populisme nourrit ainsi une défiance vis-à-vis des experts, perçus comme les agents d’une caste déconnectée, au service d'un système dominant. Comme l’explique Pierre Rosanvallon, « dans la vision populiste, l’élite n’est plus seulement perçue comme corrompue, elle est disqualifiée, soupçonnée de complicité active avec un système jugé fondamentalement injuste ». Cette méfiance s’aggrave avec la destruction des corps intermédiaires — élus locaux, services publics — progressivement laminés par cette aristocratie.


Le terrain est ainsi préparé pour les extrémistes, prêts à cueillir ce mouvement populaire et pervertir ses revendications. Comme tout autocrate, ils exploiteront et malmèneront les peuples pour satisfaire leur soif de pouvoir et de richesse.


Les temps futurs s’annoncent sombres. Il serait prudent de renouer avec le dialogue, la délibération, la coopération, pour préserver notre sécurité et la qualité de nos vies.

BIBLIOGRAPHIE
Beck, U. (1986). Risikogesellschaft: Auf dem Weg in eine andere Moderne [Risk Society: Towards a New Modernity]. Suhrkamp Verlag.
Lincoln, A. (1863). Gettysburg Address. Mudde, C., & Kaltwasser, C. R. (2017). Populism: A Very Short Introduction. Oxford University
Press.
Polanyi, K. (1944). The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time. Beacon Press.
Rawls, J. (1971). A Theory of Justice. Harvard University Press.
Rosanvallon, P. (2011). La société des égaux [The Society of Equals]. Seuil.

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