À gauche, la campagne présidentielle, après avoir débuté en décembre-janvier comme un vaudeville, avec le retrait de la candidature d’Arnaud Montebourg, la volte-face d’Anne Hidalgo vis-à-vis de sa participation à la primaire populaire et la candidature surprise de Christiane Taubira, a viré au psychodrame depuis le début de la guerre en Ukraine. Les positions très conciliantes vis-à-vis de la Russie de Jean-Luc Mélenchon, qui se sont traduites par un refus de soutenir la résistance ukrainienne et de faire amende honorable, ont fourni à Yannick Jadot et Anne Hidalgo l’occasion de marquer clairement leurs différences. Face au « non-alignement » du candidat de « l’union populaire », qui se traduit par son engagement à quitter l’OTAN par étapes, sa condamnation de tout réarmement de l’Allemagne et sa volonté d’ « en finir avec le mythe de la défense européenne », Yannick Jadot a pu justifier son attachement à « une Europe de la défense renforcée et un partenariat transatlantique plus équilibré » et Anne Hidalgo illustrer pourquoi « l’Europe est aujourd’hui clairement l’instrument de notre souveraineté » en recourant à quelques formules choc.
Pour sa part, le candidat du PCF, tout comme le leader de la France insoumise, a condamné l’invasion russe et l’irresponsabilité de Poutine, qualifié de « va-t-en-guerre, qui distille depuis des années le poison du nationalisme », tout en lui trouvant des excuses et en rejetant toute aide militaire à l’Ukraine. Dans le communiqué publié le jour de l’invasion russe, le PCF a insisté sur « la responsabilité collective » de tous ceux, « à commencer par l'OTAN, qui ont nourri le feu de la confrontation, refusé de laisser l'Ukraine à l'écart d'une entrée discutable dans l'Alliance et distillé à leur tour le poison de l'ultranationalisme, des haines et désirs de vengeance »…
Est ainsi apparu au grand jour un clivage entre insoumis et communistes d’une part, socialistes et écologistes d’autre part, en rien nouveau, mais qu’il est désormais impossible d’ignorer. Confirme-t-il l’existence de deux gauches définitivement irréconciliables : la première souverainiste et anti-atlantiste qui préfère se qualifier d’ « altermondialiste » ou de « non-alignée », la seconde européiste, voire fédéraliste et pro-occidentale ? On peut se laisser aller à le penser. À la lecture des programmes de Yannick Jadot et d’Anne Hidalgo, on voit mal comment l’un et l’autre pourraient soutenir une sortie de l’OTAN et accepter de se mettre en porte-à-faux avec l’Union européenne sur la politique à adopter vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine, et plus largement sur les questions de défense. En effet le programme de Jean-Luc Mélenchon prévoit de « mettre un terme aux programmes franco-allemands d’avions et de chars “du futur” (SCAF et MGCS) pour développer des projets français auxquels les nations éventuellement intéressées pourront prendre part dans des conditions mutuellement avantageuses », de « limiter nos coopérations stratégiques aux pays ayant des centres et des aires d’intérêt commun, en particulier au service de la paix dans le bassin méditerranéen, et/ou aux projets augmentant notre autonomie stratégique » et de « désobéir aux traités européens qui obligeraient à remettre en cause la singularité militaire, y compris pour les pompiers ». À l’inverse, on imagine mal Jean-Luc Mélenchon et Fabien Roussel soutenir le projet de Yannick Jadot d’« aller vers une Europe fédérale » en commençant par abandonner la règle de l’unanimité au sein des instances de décision européennes et renforcer la justice européenne.
D’autres enjeux font bien sûr également apparaître des clivages importants. Ils ne divisent pas forcément les partis et les candidats selon la même ligne de partage. On pense notamment à la construction de nouvelles centrales nucléaires que les communistes défendent mordicus, les socialistes mezza vocce, mais que rejettent écologistes et insoumis. On notera cependant que sur cette question délicate, Jean-Luc Mélenchon a assoupli sa position et s’est engagé à organiser un référendum sur la question une fois élu et qu’Anne Hidalgo a récemment infléchi sa position en déclarant que « le nucléaire n'est pas forcément une bonne option », preuve que toutes les divisions ne sont pas forcément insurmontables.
Le clivage sur la politique internationale et européenne l’est-il davantage ? En l’état il semble l’être pour un nombre suffisamment significatif d’électeurs de gauche. L’appel de Jean-Luc Mélenchon au vote utile trahit d’ailleurs cette pleine conscience des limites de l’attractivité de son programme. Ne soyez pas trop regardants, rejoignez-nous, on s’arrangera bien après, semble dire le candidat de l’ « union populaire ». Beaucoup d’électeurs de gauche sensibles à l’argument justifient d’ailleurs de la même façon leur vote utile qu’on pourrait aussi bien qualifier de résigné : soit en se disant que de toutes façons ce programme ne pourra pas être mis en œuvre, car la victoire au second tour est inconcevable, soit en espérant que Jean-Luc Mélenchon, une fois au second tour, voire une fois élu (ce qui est très peu probable au vu des rapports de force politiques actuels), se montre plus réaliste. Dans ce cas-là, a-t-on envie de dire, pourquoi ne pas se montrer plus conciliant et rassembleur tout de suite ? Comment s’imaginer qu’une politique de type souverainiste puisse être soutenue par l’ensemble des forces de gauche ? On n’ose penser que Jean-Luc Mélenchon compte sur l’appui de Marine Le Pen et Éric Zemmour pour sortir de l’OTAN ou se lancer dans une politique étrangère tournant le dos à nos partenaires européens.
La perversité de la présidentialisation
C’est ici que notre système politique et les règles qui le régissent révèlent toute leur perversité. À la différence de presque tous les pays de l’UE, il est désormais tout entier organisé autour de l’élection et du pouvoir présidentiels. La réforme entrée en vigueur en 2002 (quinquennat et inversion du calendrier) a marginalisé les élections législatives, largement boudées depuis par les électeurs (moins d’un électeur sur deux y a voté en 2017), alors même que par trois fois au cours de deux décennies précédentes, elles avaient produit des alternances. On ne le souligne pas assez, cette marginalisation du scrutin législatif a considérablement affaibli les partis politiques, même si d’autres facteurs y ont aussi concouru[1]. Après avoir tenté de résister à cette marginalisation en recourant à des primaires ouvertes, ils ont fini par être supplantés par des organisations ad hoc créées par et pour un.e candidat.e à l’instar d’En Marche et de la France insoumise en 2017 et de Reconquête en 2022.
Un des effets pervers de cette évolution est une forme de sacralisation des candidats et des programmes présidentiels. Le programme est de moins en moins celui d’un parti ou d’une coalition de partis préalablement travaillé et élaboré lors de conventions ou de congrès, fruit de longues tractations, il est celui d’un candidat qui l’adapte au goût du jour en n’hésitant pas à faire de la « triangulation » et qu'il élabore avec des entourages aussi nébuleux que restreints. On en vient à se demander si un jour ces programmes ne seront pas conçus en recourant à des algorithmes à partir des big datas aspirées sur les réseaux sociaux. La mise en scène de consultations citoyennes via des plates-formes numériques n’abuse pas grand monde. Une fois rendus publics, ces programmes, de plus en plus détaillés pour s’adresser à toutes les sous-catégories de la population, deviennent des carcans, car ils sont un élément essentiel de la personnalisation des candidatures. Tous les candidats qui passent le premier tour font alors comme si le soutien électoral obtenu valait quitus de leur programme ; la plupart refusent de le modifier substantiellement entre les deux tours par crainte de passer pour des opportunistes ou pire encore pour des leaders manquant d'autorité. Une fois l’élection passée, le programme devient un mantra pour le président élu qui va être jugé sur sa capacité à le réaliser, coûte que coûte, dusse-t-il mettre des centaines de milliers de Français dans la rue. En réalité, la plupart du temps, à la fois en raison de la sous-estimation des conditions de mise en œuvre des propositions, des résistances rencontrées faute de concertation préalable (l’exemple de la réforme de la retraite par points en est l’illustration exemplaire) et d’événements forcément imprévisibles compte tenu de la nature de plus en plus interconnectée des économies et des sociétés (il n’est qu’à penser à la crise financière de 2008, aux attentats terroristes de 2015, à la pandémie de Covid, à la guerre en Ukraine…), seules quelques mesures sont réellement mises en œuvre. La déception est immanquablement au rendez-vous sauf quand un président miraculeusement élu se trouve sauvé par une succession de crises tellement importantes qu’elles lui permettent de faire oublier ses renoncements et ses échecs !
Dans la plupart des autres démocraties européennes, les élections parlementaires, généralement au scrutin proportionnel, déterminent la formation du pouvoir exécutif ; les programmes d’action gouvernementaux y sont le fruit de compromis explicites, une fois l’élection passée, entre les partis qui acceptent de former une coalition de gouvernement et de signer un contrat de législature. Les différentes composantes de la majorité sélectionnent dans leurs propositions leurs priorités et acceptent de transiger sur les autres points comme on l’a vu il y a quelques mois en Allemagne. Par comparaison, nous sommes en France aujourd’hui dans cette situation paradoxale où les compromis ne peuvent pas être élaborés après l’élection, mais où ils ne le sont plus non plus avant à cause de l’affaiblissement des partis et de l’émiettement des forces politiques qu’il a favorisé. On a oublié que la victoire de la gauche en 1981 et 1997, malgré ses fortes divisions, avait été rendue possible par un travail de compromis programmatique préalable. En dépit de la rupture du programme commun en 1978, le programme du candidat Mitterrand (les 110 propositions) avait conservé beaucoup des propositions contenues dans le programme commun, ce qui a permis le ralliement des communistes et le soutien de la CGT au gouvernement entre 1981 et 1984. En 1997, le programme de Lionel Jospin s’est appuyé quant à lui sur des négociations entre les partenaires de la gauche plurielle engagées dès 1995[2].
À l’inverse, en 1988 comme en 2012, l’absence d’un programme négocié et équilibré peut être vue comme une des causes du désastre qui a conclu ces deux mandats : la lettre de Français Mitterrand aux Français comportait très peu de propositions et n’annonçait en rien la politique d’austérité néo-libérale mise en œuvre pour préparer la France à l’euro, tandis que le programme de François Hollande a tourné largement le dos à celui du PS et aux engagements pris par ce dernier vis-à-vis des écologistes. En choisissant François Hollande plutôt que Martine Aubry, alors première secrétaire du parti, les sympathisants socialistes ont malgré eux justifié cette émancipation et ont contribué à alimenter la fronde et l’étiolement de la majorité qui caractériseront son quinquennat. Pour dire les choses simplement, François Hollande s’est comporté en monarque absolu en n’en faisant qu’à sa tête et il s’est brutalement retrouvé nu à quelques mois du scrutin, abandonné aussi bien par son aile gauche que par son aile droite.
Le refus de Jean-Luc Mélenchon de se soumettre à l'impératif d’un socle programmatique minimal commun
Ce bref retour historique permet de mesurer à quel point la situation actuelle pousse à son paroxysme les apories des deux précédentes campagnes présidentielles. Les quatre candidats de gauche (deux fois plus nombreux qu’en 2017, puisque les communistes avaient alors soutenu Jean-Luc Mélenchon et les écologistes Benoit Hamon) abordent cette élection sans avoir au préalable discuté la moindre plateforme commune de gouvernement, laquelle aurait notamment permis de préparer les législatives dans de meilleures conditions. Aucun parti à gauche, depuis l’effondrement du PS, n’occupant une position hégémonique, aucun n’a été en mesure de dissuader l’un des trois autres de présenter un candidat en offrant en compensation des circonscriptions législatives, comme l’ont fait, en 2017, Emmanuel Macron avec le Modem de François Bayrou, Benoit Hamon avec les écologistes ou encore Jean-Luc Mélenchon avec le PCF. Les scrutins européen et locaux n’ayant aucunement permis de stabiliser un nouveau rapport de forces et les primaires communes ayant été refusées par tous les candidats, l’élection présidentielle a été conçue par les partis comme le seul moyen de les départager.
Tous présentent en conséquence leur programme comme étant suffisamment singulier pour justifier leur candidature. Tous ont intérêt à accuser les différences plutôt qu’à insister sur ce qui rapproche. Dans cette perspective, la guerre en Ukraine n’a pas été saisie comme une occasion de rapprochement autour de valeurs communes (la condamnation de l’autoritarisme et de l’impérialisme, la défense du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et des valeurs démocratiques) mais, au contraire, comme un moyen de marquer ses différences. Il ne s’agit bien sûr pas de nier que des différences idéologiques existent au sein des militants des deux blocs que nous avons distingués, notamment autour de l’anti-atlantisme, mais ces différences sont beaucoup moins marquées chez les électeurs et n'ont pas empêché par le passé les mêmes de passer des compromis et de gouverner ensemble. Après tout, tous les candidats de gauche sont aujourd’hui d’accord pour dépendre politiquement et militairement le moins possible des États-Unis et pour admettre que Vladimir Poutine est une menace pour notre sécurité collective.
Dans une telle situation la seule façon pour un candidat de s’imposer clairement comme le candidat le plus crédible pour représenter toute la gauche aurait dû être de redoubler d’efforts pour proposer un programme de compromis et adresser des signaux suffisamment clairs aux électeurs pour indiquer que son programme n’était pas à prendre ou à laisser. Compte tenu du résultat de l’élection présidentielle de 2017, de son capital de notoriété, de son expérience (c’est sa troisième campagne), j’estime qu’il appartenait à Jean-Luc Mélenchon de faire cet effort de rassemblement avant l’élection faute de pouvoir le faire après. Or, oubliant l’expérience de 1981 et celle de 1997, il a jusqu’ici épousé à plein la logique de la personnalisation inhérente à la présidentialisation : « Mon programme n’est pas négociable », « Qui m’aime me suive… on verra bien après »…
En refusant d’adresser le moindre signal à tous les électeurs qui ne partagent pas sa conception de l’ordre international et de l’avenir de l’Union européenne, alors même que la guerre déclenchée par la Russie lui permettait de réviser sa position sans trop de risques (qui lui aurait alors reproché de s’être, comme bien d’autres, trompé ou laissé abuser par Poutine ?), comme il a su le faire sur la question du nucléaire vis-à-vis des communistes, Jean-Luc Mélenchon s’est jusqu’à présent comporté comme un prétendant classique au trône présidentiel : s’afficher impérial, sûr de soi et infaillible.
Nous ne pensons pas que cela soit son seul tempérament qui l’a poussé à réagir de la sorte ; il n’a fait que se laisser entraîner par la logique de la compétition sauvage entre les partis de gauche et par la personnalisation du scrutin. Les propos parfois outranciers de ses rivaux n’ont fait que le pousser dans ses retranchements. Une partie de sa base militante, animée par la haine vis-à-vis de toute forme de compromission avec le « social-libéralisme » et un rejet viscéral du PS n’attendait que cela pour se déchaîner. Si Jean-Luc Mélenchon échoue à se qualifier au second tour, l’explication est ainsi déjà écrite : ce sera la faute aux social-traitres qui auront fait élire Macron comme en 2017.
Nous verrons dans un peu plus d’une semaine si Jean-Luc Mélenchon a eu ou non raison de s’entêter sur la question internationale. Le nombre d’électeurs qui y sont sensibles et qui prendront en compte cet enjeu dans leur vote est probablement minoritaire. Reste ce qu’elle dit de la posture générale du candidat : son inflexibilité. C’est au bout du compte celle-ci qui risque de lui coûter le plus cher.
[1] Je renvoie à mon article récent publié sur Silo le site de la Fondation Gabriel Péri et aux contributions rassemblées dans l’ouvrage que j’ai co-dirigé avec Igor Martinache, La fin des partis politiques ?
[2] Cf. le récent livre d’Élisa Steuer, La genèse de la gauche plurielle (1993-1997).