En physique, on nomme hysteresis (un mot formé sur un verbe grec signifiant « être en retard »), la persistance d’un phénomène quand cesse la cause qui l’a produit. Pierre Bourdieu a utilisé cette notion en sociologie pour analyser l’inertie des dispositions acquises dans le passé malgré leur désajustement manifeste avec la situation présente. Pour la faire comprendre, il se plaisait à évoquer les poissons qui continuent de remuer leurs nageoires alors qu’ils ont échoué sur le sable ou la figure de Don Quichotte qui se comporte obstinément comme un hidalgo alors que les temps héroïques de la chevalerie sont révolus. On peut se demander si ce phénomène n’est pas une des clés du comportement d’Emmanuel Macron depuis le mois de juin 2022. Elu pour faire barrage au Rassemblement national par un électorat composite, dont une part importante d’électeurs de gauche, privé de majorité à l’Assemblée nationale, soutenu par une coalition au sein de laquelle son propre parti (La République en Marche devenu Renaissance) n’est plus hégémonique, le président, tel Don Quichotte, continue de gouverner comme s’il était « majoritaire ».
Il n’est bien sûr pas seul responsable de cette absence de lucidité. C’est aussi parce que la Ve République hyperprésidentialiste a puissamment structuré les représentations et les pratiques de toute la classe politique et de la plupart des Français (comme le montre leur faible intérêt pour les élections législatives depuis 2007), que le président de la République peut encore se penser et agir comme si ses pouvoirs étaient sans limites. L’interpellation du président de la République par l’intersyndicale alors qu’il était en voyage en Afrique illustre très bien la force de cette culture politique consistant à faire du président le Jupiter ex machina de notre vie politique. Les outils du parlementarisme rationalisé à sa disposition (le 49-3, mais aussi le 47-1 et le vote bloqué) et, surtout, l’absence d’opposition unifiée contribuent fortement eux aussi à entretenir cette illusion que le président peut continuer à imposer seul sa volonté.
C’est cette illusion collective qui vient de brutalement se dissiper après le passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites. Non, un président de la République minoritaire, fût-il élu au suffrage universel majoritaire direct, n’a pas la légitimité suffisante pour imposer une loi contraire au principe d’égalité, non négociée avec les syndicats, soutenue par une minorité de Français pour beaucoup non concernés par la réforme car retraités et reposant sur un diagnostic non partagé par l’écrasante majorité des experts du sujet.
Le recours au 49-3, qui vient ponctuer (provisoirement) cette séquence, pose de façon cruciale la question de l’irresponsabilité du président de la République qui dispose du pouvoir de dissoudre le Parlement sans que lui même puisse être forcé de quitter l’Elysée, sauf « manquement à ses devoirs manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat ». Dans une telle configuration institutionnelle, la seule sortie possible, celle qui se pratique dans toutes les démocraties parlementaires, est le renversement du gouvernement ou la dissolution et le retour aux urnes pour de nouvelles élections législatives. L’absence de majorité commande donc l’adoption d’une motion de censure non pour former un nouveau gouvernement, mais bien pour demander au peuple de choisir le gouvernement qu’il souhaite pour le pays sur la base des programmes et des propositions de coalition que leur présenteront les partis politiques.
Beaucoup craignent ainsi d’ouvrir une brèche à une nouvelle vague bleue marine, sans nous dire quelle digue ils envisagent pour empêcher que Marine Le Pen ne soit élue à l’Elysée en 2027. 150 députés RN, en comptant large, rendront-ils le pays plus ingouvernable en 2023 que 250 en 2027 ? A gauche, les partis ont montré lors des législatives de juin, mais aussi sur les grands enjeux débattus au parlement depuis, qu’ils ont su globalement surmonter leurs divisions ; malgré certains errements, les députés insoumis, socialistes, communistes, écologistes ont apporté un soutien sans réserve au mouvement social au sein de l’hémicycle mais aussi dans les manifestations et les assemblées générales. A eux d’être capables de construire un programme mobilisateur et rassembleur. La droite et le centre non ralliés au gouvernement ont mis de leur côté en exergue leurs divisions flagrantes : là aussi, à eux de prendre leurs responsabilités et de proposer soit un contrat de gouvernement avec les macronistes, soit un projet alternatif, avec ou pas, le Rassemblement national.
Comment imaginer que la France puisse être encore gouvernée pendant quatre ans à coups de 49-3 ou d’arrangements discrets, souvent peu ragoûtants, le plus souvent avec les parlementaires LR et parfois avec la bienveillance tacite du groupe RN qui manie l’abstention comme d’autres le poison ? Emmanuel Macron s’imagine peut-être qu’il va ainsi pouvoir imposer aux Français sa politique nucléaire. Mais à quel prix ? Repousser l’échéance de la dissolution c’est soit offrir au président le choix du moment le plus opportun pour le faire, soit continuer à alimenter le rejet déjà considérable de la confiance en notre démocratie et ouvrir toutes grandes les portes de l’Elysée à Marine Le Pen.
Frédéric Sawicki, professeur de science politique, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne