Qu’avez-vous retenu du sommet pour un nouveau pacte financier mondial ? Que c’était bien mais ça « reste un projet » « sans grandes avancées » ni « mesures concrètes » ? Et pourtant des avancées il y en eu, pas nécessairement dans le bon sens, l’une des principales étant la publication d’une « feuille de route mondiale pour le développement de crédits biodiversité fiables, impactants et équitables »,[1] élaborée en partenariat avec le Royaume-Uni et sur la base d’un rapport de NatureFinance, l’un des principaux lobbies promouvant la financiarisation de la nature.
Derrière ce nom ridicule se cache en effet un développement majeur pour la politique de biodiversité française des années à venir, dont personne ou presque n’a parlé.
Petit rappel sur le sommet
Le cadre narratif était connu : suite à l’épidémie de Covid-19, les gouvernements des pays vulnérables n’auraient plus les moyens de faire face au changement climatique et à la perte de biodiversité, et les pays riches faisant preuve de solidarité et d’ambition voleraient à leur secours via des restructurations de prêts conditionnelles et autres instruments financiers « verts,» comme une sorte de Bretton-Woods 2.0 imaginé par Wall Street et repeint en vert.
Quels sont les financements « innovants » qu’on nous propose de mobiliser ?
Le sommet était fondé sur plusieurs postulats contestés : notre échec à agir de façon décisive contre le réchauffement climatique et la perte de biodiversité serait dû à un manque de financements, les Etats n’ont pas les moyens d’agir et il est donc nécessaire de faire intervenir la finance privée via la création de nouveaux instruments et mécanismes de marché. En intégrant le climat et la nature à nos économies, nous serons plus incités à agir pour les préserver.
En réalité, il a été démontré que notre échec à agir n’est du ni à un manque de financements, ni à un manque de solutions, mais principalement aux dynamiques de pouvoir actuelles et à la défense d’intérêts acquis.[2]
Réorienter les flux de capitaux privés ne requiert pas non plus la création de nouveaux instruments et marchés financiers : des réglementations environnementales plus strictes impacteraient mécaniquement les revenus futurs attendus des secteurs concernés – comme c’est le cas pour toute réglementation – et les flux de capitaux privés se réorienteraient automatiquement en conséquence. Des réglementations environnementales alignées avec la science pourraient donc rendre toute la finance durable du jour au lendemain.[3]
Quant à l’idée qu’il faudrait intégrer la nature dans nos économies pour la prendre en compte, l’histoire de la conservation montre que cela n’est bien évidemment absolument pas nécessaire pour protéger la nature. Et accessoirement ça n’est pas non plus faisable.[4]
Ce dont il est question ici n’est pas de contraindre la finance privée mais de l’inciter, via des subventions publiques et la création de nouveaux instruments et d’une nouvelle classe d’actifs environnementale extrêmement profitable pour les acteurs financiers des pays riches.
Les instruments financiers ne sont pas non plus réellement nouveaux :
Le sommet met en avant les financements publics-privés en dépit de leur bilan exécrable montrant qu’ils ne bénéficient la plupart du temps que peu aux pays pauvres, coûtent plus cher aux contribuables, ne financent pas forcément ce dont les pays ont besoin et manquent de transparence.
Le sommet promeut également les swaps dette contre nature, opérations controversées dans lesquelles des créanciers internationaux vont renégocier des dettes de pays pauvres en échange du fait qu’ils utilisent une partie de l’argent pour protéger leur biodiversité. Si cela peut sembler une bonne idée à première vue, en réalité, il a été montré[5] que ces opérations ne sont absolument pas un cadeau pour les débiteurs car les dettes n’étaient le plus souvent pas remboursables, que les sommes allouées à la conservation sont une partie dérisoire de l’opération, que ces opérations transfèrent souvent les choix de conservation nationaux à des investisseurs privés étrangers, et qu’elles prennent la place de négociations où des pays vulnérables sont dédommagés financièrement en échange de ne pas détruire leur biodiversité.
Le sommet promeut aussi les obligations catastrophe souveraines, instrument controversé car ne transférant que partiellement le risque et favorisant souvent les investisseurs privés, cf. le scandale retentissant des obligations pandémies émises par la banque mondiale.[6]
Plus grave, le sommet tente de réhabiliter les marchés de compensation carbone, en dépit de leur échec spectaculaire depuis 15 ans et des énormes scandales récents. Pour ceux qui ne savent pas ce qu’est la compensation carbone, vous voyez quand EasyJet vous dit que vous pouvez prendre l’avion la conscience tranquille car ils ont planté 3 arbres à l’autre bout de la terre ? C’est ça. Une étude de la commission européenne sur les crédits carbone Kyoto a montré que 85% des projets étaient un échec[7] ; plus récemment une étude a montré que 90% des crédits carbone certifiés par Verra, la plus grosse entreprise de certification au monde, étaient du vent.[8]
Au-delà de leur manque d’intégrité environnementale, il a aussi été amplement démontré que la compensation carbone contribuait à l’accaparement de terres indigènes et était fréquemment associée à des violations des droits de l’homme.[9]
Suite aux scandales récents, plusieurs initiatives sont en cours pour redorer l’image des crédits carbone via de nouveaux principes d’intégrité, avant de les transformer de marchés volontaires à la demande anecdotique en des marchés réglementaires, où la compensation est obligatoire et la demande donc garantie par la loi.[10] C’est potentiellement un changement d’échelle majeur des marchés carbone, et un énorme cadeau aux investisseurs privés.
Lors de la session intitulée « marchés volontaires du carbone, » les intervenants expliquaient l’importance d’établir ces nouveaux principes d’intégrité et de les tester. Ces appels seraient crédibles s’ils n’avaient pas déjà été faits un nombre incalculable de fois sans succès et s’il n’avait pas été déjà amplement démontré que ces crédits n’auront jamais l’intégrité environnementale et sociale souhaitable, car cela aurait un cout prohibitif qui supprimerait leur attrait politique. Croire en ces promesses éculées est choisir d’ignorer délibérément 15 ans de données et de recherche scientifique.
Enfin et surtout, le sommet promeut la création de marchés financier sur la biodiversité. Il s’agit de créer des instruments financiers librement négociables sur la biodiversité, similaires aux crédits carbone, mais infiniment pires en termes d’intégrité environnementale : s’il n’y a que 6 principaux gaz à effet de serre, il y a en revanche des millions d’espèces liées par un réseau complexe d’interdépendances. Il n’est tout simplement pas possible de simplifier et standardiser toutes les espèces et fonctions écosystémiques en quelques types de crédits avec un minimum d’intégrité scientifique. Ces marchés requièrent en outre de privatiser la conservation et la rendre profitable et investissable afin d’attirer des capitaux privés.
Il a déjà été amplement démontré que cette reconceptualisation et les marchés sur la nature qui en découlent n’ont pas d’intégrité environnementale[11], et le bilan de la compensation biodiversité est d’ailleurs exécrable, avec un taux d’échec des projets de restauration compris entre 2/3 et 3/4[12]; en d’autres termes, on sait déjà qu’ils ne pourront contribuer de façon significative à atténuer le changement climatique et réduire la perte de biodiversité.
Une session dédiée à ce sujet était organisée au sein du sommet par la France, le Royaume-Uni et NatureFinance, l’un des principaux lobbies pro financiarisation de la nature, intitulée « une feuille de route pour accroître les droits d’émission à haut niveau d’intégrité favorables à la nature. » Tous les intervenants, du lobbyiste de NatureFinance, à Ali Bongo, aux représentants des gouvernements français et anglais, de BNP Paribas, HSBC et The Nature Conservancy se sont accordés à dire qu’« Il est important de créer un nouveau marché pour des crédits biodiversité haute intégrité[13] » et que « notre défi est de créer des marchés de crédit pour la biodiversité qui peuvent soutenir le peuple et la planète.[14] »
L’’accent était mis sur l’importance que ces crédits biodiversité aient une « haute intégrité » et une « bonne gouvernance, » vieille ficelle de lobbyiste et incantations vides de sens car elles ne règlent pas les failles environnementales insolubles de ces marchés.
Ça n’est pas grave, car l’objectif politique de ces marchés sur la nature est avant tout de maintenir le mode de vie dans les pays riches, qui pourront continuer à détruire comme avant tout en prétendant compenser en sauvant quelques arbres et restaurant quelques mangroves dans les pays pauvres, et de créer au passage une nouvelle classe d’actifs extrêmement profitable pour l’industrie financière des pays riches. Formulé différemment, en détournant l’attention du besoin de réglementations environnementales plus strictes, ces marchés permettent de continuer à privilégier la compétitivité et la croissance économique en prétendant compenser ailleurs les destructions liées. Bush Senior avait déclaré au sommet de Rio de 92 que « le mode de vie américain n’est pas négociable », plus récemment Emmanuel Macron avait dit « je ne crois pas que le modèle Amish permette de régler les défis de l'écologie contemporaine. » Ce sommet s’inscrit dans la continuité de ces déclarations.
Quant à l’idée que ces marchés biodiversité pourraient fournir une assistance financière aux pays vulnérables, l’histoire de ces marchés suggère que les revenus en question seront très probablement une fois encore une petite fraction des revenus, très fluctuante et déterminée par les humeurs des investisseurs privés, et prenant la place d’indemnisations réelles.
La question des partenariats internationaux est d’ailleurs clef : les marchés de compensation carbone internationaux tels que le mécanisme de développement propre de Kyoto avaient été amplement critiqués à juste titre pour leur néo-colonialisme vert. Il sera important de s’assurer que les futurs partenariats internationaux autour des marchés biodiversité ne donnent pas lieu aux mêmes dérives, sous couvert d’assistance aux pays vulnérables.
Enfin, si la perspective d’un marché financier où des spéculateurs achètent et vendent des crédits biodiversité peut sembler une perspective lointaine, il est important de noter que le Royaume-Uni, le partenaire de cette feuille de route, va lancer au mois de Novembre 2023 un marché financier obligatoire sur les permis de détruire la biodiversité[15] (ainsi qu’un autre marché négociant des permis de polluer les rivières).
Nous pensons que ce projet mortifère est un sujet crucial pour notre avenir commun qui mérite à minima un débat public. Espérons que quelques citoyens, journalistes et élus courageux se saisiront de ce sujet pour lui donner la couverture médiatique qu’il mérite.
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[1] Lancement de la feuille de route mondiale pour les crédits biodiversité lors du Sommet pour un nouveau pacte financier
[2] Stoddard et al, Three Decades of Climate Mitigation: Why Haven't We Bent the Global Emissions Curve? 2021
https://www.annualreviews.org/doi/abs/10.1146/annurev-environ-012220-011104
[3] Les chiffres avancés pour la transition sont aussi en partie discutables : quand l’ancien gouverneur de la banque d’Angleterre Mark Carney dit qu « on ne peut pas fermer une centrale à charbon qui vient d’être ouverte, cela coûte de l’argent », on pourrait lui répondre que financer l’ouverture d’une centrale à charbon en 2023 est choisir de prendre le risque de ne pas récupérer son investissement, et que les gouvernements peuvent légitimement imposer leur fermeture prochaine via des lois environnementales sans dédommagement financier.
[4] Spash C, Hache F, The Dasgupta Review deconstructed: an exposé of biodiversity economics, 2021
https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/14747731.2021.1929007
[5] Carbon Pulse, Critics demand debt-for-nature evolution after landmark Galapagos deal, 13 June 2023
LatinDAD, Alertan riesgos en canje de deuda en Islas Galápagos
https://www.latindadd.org/2023/06/09/alertan-riesgos-en-canje-de-deuda-en-islas-galapagos/
The Guardian, Are debt-for-nature swaps the way forward for conservation? 21 June 2023
[6] Financial Times, World Bank’s ‘pandemic bonds’ under scrutiny after failing to pay out on Ebola, 21 Feb 2019
https://www.ft.com/content/c3a805de-3058-11e9-ba00-0251022932c8
Bloomberg, How Pandemic Bonds Became the World’s Most Controversial Investment, 9 Dec 2020
Hache F, 50 Shades of Green part 3: sustainable finance 2.0 pages 49-60
https://greenfinanceobservatory.org/wp-content/uploads/2020/03/50-shades-part-III_v5.10.pdf
[7] Transport & Environment, 85% of offsets failed to reduce emissions, says EU study, May 2017
https://www.transportenvironment.org/discover/85-offsets-failed-reduce-emissions-says-eu-study/
[8] The Guardian, Revealed: more than 90% of rainforest carbon offsets by biggest certifier are worthless, analysis shows, Jan 2023 https://www.theguardian.com/environment/2023/jan/18/revealed-forest-carbon-offsets-biggest-provider-worthless-verra-aoe
[9] Carbon Market Watch, The Clean Development Mechanism: Local Impacts of a Global System, 29 October 2018,
Bachram H, Climate Fraud and Carbon Colonialism: The New Trade in Greenhouse Gases, Capitalism, Nature,
Socialism Vol 15, December 2004, http://www.carbontradewatch.org/pubs/cns.pdf ;
Carbon Market Watch, Open letter to ICAO council representatives & national delegates on ending the Clean
Development Mechanism, 29 October 2018, https://carbonmarketwatch.org/publications/open-letter-to-icaocouncil-representatives-national-delegates-on-ending-the-clean-development-mechanism/ ;
Friends of the Earth, New report on human rights violations linked to REDD in Acre, Brazil, 8 December 2014,
https://foe.org/news/2014-12-new-report-on-human-rights-violations-linked-to-redd/ ;
The Oakland Institute, Carbon Colonialism: Failure of Green Resources’ Carbon Offset Project in Uganda, 2017,
Motherboard, Ahmed N, Carbon Colonialism: How the Fight Against Climate Change Is Displacing Africans, 1
December 2014, https://motherboard.vice.com/en_us/article/kbzn9w/carbon-colonialism-the-new-scramble-forafrica
[10] “How could Paris-consistent, compliance carbon credit markets be expanded across countries? How could the voluntary or cross-border carbon markets be better leveraged and expanded to reduce emissions and generate additional financing to mitigate the impacts of climate change on a fair basis?” Extract from the summit website
[11] Hache F, les nouveaux marches financiers sur la nature expliqués à ma grand-mère
Hache F, 50 shades of green part 2: the fallacy of environmental markets
https://greenfinanceobservatory.org/wp-content/uploads/2019/05/50-shades-biodiversity-final.pdf
[12] Carbon Pulse, Biodiversity offsetting scheme has had limited-to-no impact, study finds
“In Australia, a report by the Nature Conservation Council found that “in 75% of cases, offsets resulted in “Poor” or “Disastrous” outcomes for wildlife and bushland, while only 25% resulted in “Adequate” outcomes. None resulted in “Good” outcomes for nature.”
It concluded that instead of helping, offsetting pushes species to the brink, adding “extinction pressure to the very species these schemes are supposed to protect.” Scientific evaluation studies also found 2/3 of expected offsets completely failed to materialize in Australia.
In Canada, researchers found that 63% of projects that offset fish habitat loss failed to achieve their targets.10 Another study analysing 558 offset projects between 1990-2011 found that despite offset attempts the net loss of habitats was 99%. In the USA, scientists looking at 12 of the longest established wetland mitigation areas in Ohio found that many did not even meet the regulation’s objectives.
More broadly, a study looking at a broad range of restoration projects around the world found that up to two-thirds of offsets aiming to restore an ecosystem were unsuccessful. The figure was even higher for offsets that created ecosystems from scratch.
Hunter Valley News, Nature Conservation Council believes offseting pushing species to the brink, March 2017.
Online. Available at: https://www.huntervalleynews.net.au/story/4518198/new-study-finds-development-trumpsenvironment/
Nordic Council of Ministers, Planning biodiversity offsets – Twelve Operationally Important Decisions, 2018. Online.
Available at: https://norden.diva-portal.org/smash/get/diva2:1201285/FULLTEXT01.pdf
Quigley JT1, Harper DJ, Effectiveness of fish habitat compensation in Canada in achieving no net loss, Environmental management, 2006. Online. Available at: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/16456631
Nordic Council of Ministers, Planning biodiversity offsets – Twelve Operationally Important Decisions, 2018. Online. Available at: https://norden.diva-portal.org/smash/get/diva2:1201285/FULLTEXT01.pdf
Mack John J., Micacchion Mick, An ecological assessment of Ohio mitigation banks: Vegetation, Amphibians, Hydrology, and Soils. Ohio EPA Technical Report WET/2006-1. Ohio Environmental Protection Agency, Division ofSurface Water, Wetland Ecology Group, Columbus, Ohio, 2006. Online. Available at: https://www.epa.state.oh.us/Portals/35/wetlands/Bank_Report_Ohio_Final.pdf
Suding, K.N., 2011. Toward an era of restoration in ecology: successes, failures and opportunities ahead. Annu. Rev. Ecol. Evol. Syst. 42, 465–487. Available at: http://nature.berkeley.edu/sudinglab-wp/wp-content/uploads/2012/09/Suding_2011_AREES.pdf
[13] Rt Hon thérèse Coffey MP, représentante du gouvernement anglais.
[14] Ali Bongo https://npfm23.site.calypso-event.net/virtual/replay.htm
[15] Hache F, Saving nature or reinventing the City? https://greenfinanceobservatory.org/wp-content/uploads/2023/03/UKnaturemarketsupdate-1.4-final.pdf