Des dames ou de Boulogne, Hoche ou Léo Clarens, Davout bien entendu, Dix également, les studios d’enregistrements flirtaient chaque jour avec la musique. Ils se sont évanouis, paradis perdus de nos enfances, et dansent à l’esprit de ceux qui se rappellent.
En ces lieux pourtant se concevaient les disques- après quoi le graveur intervenait, déposait sur la cire le souvenir de la musique. Un espace un brin sacré puisque chacun disait entrer en studio, comme en religion. Passé le secrétariat- « bonjour Delphine », la lourde porte ouvrait sur la cabine, où se trouvaient la console servant à recevoir et mélanger les sons, le magnétophone, à côté du divan des producteurs- dont il était indispensable de canaliser l'ignorance. Une journée se composait de trois séances de trois heures, mais rien n’empêchait les forçats de jouer jusqu’au bout de la nuit.
Au petit matin, la poussière magnétique offrait le parfum des ébats de la veille: une jeune fille à couettes, un orchestre symphonique avaient ici travaillé des heures durant. L’assistant venait le premier, posait les bandes sur une grosse machine- allemande ? Suisse ? Américaine ?- disposait les pupitres et les microphones, défilait tous les câbles. C’était le temps du travail collectif : il n’était pas question de faire jouer trente musiciens séparément.
Venait ensuite le preneur de son. Drôle de terme, qui révèle une vraie modestie : jamais ces hommes de l’art n’auraient voulu porter le nom d’ingénieur. Et pourtant ces messieurs sculptaient l’environnement sonore d’une façon très spécifique, au point qu’il était possible de les reconnaître en écoutant les disques : un son sec et percutant, subtile, pour René Ameline, un habillage brillant pour Jean-Pierre Janiaud, la rondeur et la profondeur de champs de Dominique Blanc-Francard, enfin la chaleur extrême des mixages de Bernard Estardy. Certains possédaient leur marotte : une réverbération particulière sur la voix- de Ferré, Brel, Aznavour ou Sarah Vaughan, c’est tout comme- signait Gerhard Lehner, preneur de son chez Barclay. Devant la console, habillés comme des commandants de bord au début des années soixante, en négligé chic au fil des années pop, ils dominaient la technique, en véritables compagnons de route du chef d’orchestre.
Coiffé d'un chapeau de jardinier- la légende veut que Jean-Claude Vannier soit venu dans ce noble costume afin de diriger des séances- ou bien vêtu d’une veste de tweed- Jean-Michel Defaye avait le goût d’un certain classicisme- l’arrangeur-orchestrateur donnait le la de la journée par la distribution des partitions. Devant lui se trouvaient les musiciens de studio, que l’on pouvait classer en deux familles : ceux qui jouaient d’un instrument traditionnel appartenaient pour la plupart à l’orchestre de l’Opéra ou de la Garde Républicaine et bénéficiaient d’une relative sécurité du fait de leur prestige; les autres, guitaristes, batteurs, bassistes et pianistes, qui étaient au contraire soumis à la rude concurrence de la mode.
Il faudrait dire les gestes précis pour installer l’amplificateur ou la caisse-claire et raconter quelque histoire salace, indispensable au milieu musical, parce qu’il n’est pas plus sexuel que l’art des sons. Les violonistes aimaient se distinguer, snobs un chouïa, ce qui leur valait le surnom de plumiers. Mais une complicité véritable unissait les musiciens du jour, éphémère équipée qui donnait ses nuances à la chanson.
Parfois, le studio s’encanaillait salle Wagram- découverte par Samson François, la sonorité de ce bastringue a suscité de belles nuits- s’achetait une conduite à l’Eglise du Liban, prenait la clé des champs- le château d’Hérouville a servi de villégiature pendant les années soixante dix. Mais jamais il n’était mieux chez lui que dans ces alcôves où le moindre porte manteau contribuait à l’identité locale- on dit qu’au CBE, nul n’aurait osé déplacer un perroquet, de peur de rompre le charme sonore.
Les synthétiseurs et les ordinateurs ont bouleversé tout cela. Désormais chacun travaille chez soi, copie le timbre qu’autrefois des artistes inventèrent au prix d'un labeur acharné. Quand les studios Barclay fermèrent à tout jamais, des musiciens sont venus acheter des chambres d’écho pour, disaient-ils, améliorer leur propre installation. Mais nul n’était dupe: il s’agissait pour eux de retenir un morceau de vie.
Les boulevards ignorent aujourd’hui ces lieux de perdition. Mais dans les caves de la ville, on croit deviner encore des choristes qui roulent des hanches, un guitariste zébrant des riffs, un batteur au regard de machine électrique et, glissant comme du vin, la soie des violons sous la voix des chanteuses.