Dans un article sur « la naissance de l’enfant dans l’histoire des idées politiques » (Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, 5, 2006), Vincent Le Grand revient sur « l’entendement ». Reprenant à cet égard ce qu’en dit une certaine philosophie rousseauiste, il lui fait convenir que « doué d’une raison qui n’est que ‘sensitive’, l’enfant ne peut penser que de manière concrète. […] L’univers de l’enfant n’est fait que de présent et de concret ». Or, de quoi parle-t-on ?
Feuilletant un passage du remarquable Pensée Sauvage (1962), nous y relevons un élément de réponse… à travers une question : « comment cette pensée quantifiée, aux vertus de laquelle nous avons attribué, sur le plan pratique, les grandes découvertes du Néolithique, aurait-elle pu se satisfaire elle-même et s'attaquer efficacement au concret, si ce concret recelait un résidu d'inintelligibilité » ? Claude Lévi-Strauss glisse sur ce questionnement pour s’en remettre plus volontiers à la « concrétude », qu’il déclare presque aussitôt « rebelle à la signification ».
Ici s’exprime une forme de contradiction : pour savoir ce qui est ou ce qui a été concret, il conviendrait avant tout de s'en abstraire. Pour le dire autrement, quand quelqu'un vous pince, cela se matérialise instantanément par un certain ressenti, mais ce que l'on ressent n'est pas persistant : ce qui persiste surtout, c'est qu'on vous ait pincé.
Mettre un pied devant l'autre, parler à quelqu'un, partir de chez soi, accomplir un forfait : tout cela, a priori, relève du concret. Beaucoup d'événements, en particulier dans la vie quotidienne, coïncident avec des faits effectifs, irréfutables. Ceux-ci ayant vraisemblablement un avant et un après, on pourrait affirmer que là où l’enfant s’arrête à l’instantané, les adultes, eux, sont en mesure d’inscrire les faits dans une trame intelligible. Pour autant, rien de tel pour une controverse : en témoigne l’approche bergsonienne, suggérant d'éclairer le présent par le passé, tandis que pour d’autres au contraire, comme Bachelard, l’instant présent échappe à tout présupposé.
Le psychanalyste, en invitant une personne à s'écarter des contours de l'existence, des contextes ou du bruit de l’anxiété, incite son patient à suivre des tracés qui se dispersent autant qu'ils se rassemblent. De même, l'historien ne prend pas appui que sur des faits avérés : l'une de ses tâches consiste à démêler les brouillons de la mémoire, individuelle ou commune. Quand bien même on construirait, à partir d'instantanés, la trame des événements, supposons qu'il est stupide de l’enfermer dans un narratif quelconque, comme s’y emploient si volontiers le journalisme de façade ou les politiciens répétiteurs. Car l'Histoire parle comme le fait un quidam : elle digresse, elle se répète et se reformule, elle tergiverse ou conclut, elle s’éparpille ou s'en tient là. Après tout, que peut-elle alléguer, si ce n'est des conclusions intermédiaires, étant donné que tout ce qui relève du passé transite avant tout par ce qui nous est contemporain ?
Pourquoi tel morceau musical, tel ornement, tel croquis nous paraît-il concret ? pourquoi tel autre nous parait-il abstrait ? Il existe, dans la concrétude, un ensemble de singularités qui résument autant de tâtonnements et de préoccupations qui ne sont pas forcément des déplaisirs ou des erreurs, et où bruissent en nous les rumeurs d'un parcours intime.
– Tu te rappelles ?, nous dit l'un. – De quoi au juste ? Toi et moi avons assisté aux mêmes événements, mais aucun d’entre ceux que nous avons vécus nous est vraiment commun. Certes : bien peu envisagent tel ou tel moment de manière similaire, car la similarité résiste à l'habitude, tout comme les brins d'herbe fléchissent variablement aux mêmes tressauts du vent.
À l’évidence, la représentation d’un enfant dépourvu de discernement part d’un faux semblant, dès lors qu’on le compare avec l’adulte (étym., celui qui a cessé de grandir). Ce dernier mettrait forcément de côté sa spontanéité, ferait un pas de côté, contrairement aux bambins futiles. Que dire alors des arguties que s’échangent, dans ce grand bal des influenceurs, les sachants à l’érudition de plâtre ? Ou de leur constante manie de réclamer, sur tout et sur n’importe quoi, d’en « venir aux faits », de parler « sans tabou », d’arrêter de « tourner autour du pot » ? Au gré des discussions à l’emporte-pièce des hâbleries journalières, combien de fois entend-on l’implacable relance : « oui, mais concrètement ? ». Parmi les débarras de la sottise, dont on peut dire sans trop de gêne qu’ils font partie d’un mobilier très répandu, s’entassent toutes sortes de propos sentencieux. Comme s’il s’agissait, en somme, de moraliser ceux qui tentent d'aborder les sujets qui fâchent, aux premiers rangs desquels l'endettement dont on écrase les populations alors même qu’il émane de la fraude de quelques-uns, les remèdes illusoires qui garnissent les poches de certaines industries, ou encore ces conflits fabriqués de toutes pièces par les compromissions d’une troupaille de pantoufleurs. À tout le moins, employer de grands mots, s’exercer à une morale jargonnante, ne fait jamais que grimer les vrais fauteurs de troubles, dissimuler l’appât du gain, masquer la tromperie.
Il n’est pas d’abstraction réductrice qui ne contredise le vrai, dès lors qu'on la prend pour du concret. Ici s’exprime, pour reprendre Harald Weinrich, une « linguistique du mensonge » (cf. https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/10948 ), et simultanément ce que Whitehead (1925, 1929), dans ses travaux, appelle « le sophisme du concret mal placé » (the fallacy of misplaced concreteness). L’une des grandes tâches de la philosophie, ajoute ce dernier, consiste dans « la critique des abstractions », celles-là mêmes qui aujourd’hui, à l’heure des plus bas obscurantismes, s’invitent chez nous dès le petit déjeuner. Convenons que c’est vers une ouverture assez analogue que nous achemine la dialectique hégélienne, laquelle établit que toute démarche philosophique doit être en mesure de s’extraire, a contrario, des généralités inconsistantes, et donc revenir au fondement du concret.
Car l’inconcrétude des prétendues « grandes personnes » appartient-elle vraiment à une manière de questionner le monde ? Si l'on entend par question ce qui implique la sous-jacence d'une réponse prévisible, et plus indirectement la prévision d'un répondant, ce n'est pas à la réponse que la question pressante se soustrait, mais à ses marges mêmes d’intelligibilité. Persiste ici une erreur consternante du jugement, qu'on aurait tort de prendre pour le sens commun. Je veux des réponses concrètes ; répondez-moi concrètement… Ce que la question faussement concrète retire à sa contrepartie consiste dans ce que nous appellerions volontiers le temps de la réponse. Autrement dit, question et réponse s'entremêlent dans un fouillis factice. Une facticité que dénonce, par exemple, Günther Anders, au moment de traiter de la pseudo-concretness of Heidegger's Philosophy…
Locke estimait que l’enfance part d’une table rase bientôt remplie par l’expérience, comme en conviennent Hume et la plupart des empiristes. Dans une forme d’« inversion » de ces prémisses, Nietzsche avance de son côté que l’enfance n’est pas ce que l’on doit quitter (l’infériorité) mais ce que l’on doit devenir (le supérieur). Pour ce dernier, elle est la forme d’humanité la plus accomplie, la plus revigorante, à tel point que celui « qui tardivement est jeune, longtemps demeure jeune » (Ainsi parlait Zarathoustra, 1974, t. VI).
La concrétude, celle qui pose de vraies questions et qui laisse véritablement le temps de la réponse, est le contraire de ce concret de caniveau qu’on nous impose. À titre d’exemple, on peut certes discuter des chiffres fournis par l’UNICEF sur une proportion d'enfants Gazaoui faméliques ayant doublé de février à mars 2025, pour celles et ceux du moins auxquels l’organisation a eu accès. Porter sur ce désastre un regard détaché, prétendument objectif, nous enlève toute possibilité de nommer vraiment ce qui advient : de nos jours, sous la taiseuse lorgnette de bien des politiques, derrière les débats de palabreurs qui discutent de la justesse de telle vocable ou de telle autre, des enfants sont affamés dans la poussière des camps.
Nos sociétés sont-elles à ce point blasées que le sort des familles Rohingyas laissées à la faim et à la maladie, ou celui des tout jeunes Ouïghours placés dans les « orphelinats » d’État, leur deviennent inintelligibles ? Et, quand bientôt les discours fumeux ne peuvent plus dissiper la crasse des propos liquides, voici les moralisateurs de circonstance parler très concrètement ce qui se passe « là-bas », en oubliant toutefois de dénoncer ce qui se passe chez eux. Ainsi, tout à coup redeviennent abstraits la misère matérielle et morale qui frappe encore les enfants Nunavimmiut, dont les conditions de vie dans divers « pensionnats » font honte à nos amis canadiens, ou encore ce quart de jeunes générations qui, au sein de l’Europe et de l’aveu même d’Eurostat, sont confrontées à la pauvreté ou à l’exclusion sociale (https://ec.europa.eu/eurostat/fr/web/products-eurostat-news/w/ddn-20230927-1 ).
Gabriel Marcel, en publiant son Essai de Philosophie concrète (1967), y décrit notamment un « enfant qui, en face des choses et aussi des mots, n’est pas encore blasé, c’est-à-dire que son appétit de connaître n’a pas encore été émoussé ». Confirmation nous en est donnée par Lévinas, lequel, s’exprimant à propos de Jean Wahl, rappelle combien chez lui « c’est bien souvent l’audace de la question d’enfant, dans les places fortes de la pensée », qui nous soulève (chez B.A.P., 21, Beauchesne, 1976).
Face aux inconcrétudes de nos questions de plâtre, devant les tergiversations du politique de bas étage ou d’une morale préconçue, osons quelques questions d’enfants : « à quoi ça sert ? », « à qui cela profite ? ».
« Où cela nous mène-t-il ? ».