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Billet de blog 5 octobre 2025

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L’emberlificoteur

Il est une mauvaise habitude qui apparaît quelquefois assez tôt dans l’enfance, et que l’éducation, la vie sociale ou intérieure ont pour objet d’amender : la fourberie.

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Parmi ses portraits rassemblés dans l’ouvrage L’Ami des enfants, paru en 1845 aux éditions Didier, Arnaud Berquin décrit le fichu caractère d’une certaine Léonor, autrement nommée la « petite babillarde ». Voici l’enfant « pleine d’esprit et de vivacité » (p. 365, accessible dans Gallica), mais pétrie d’un défaut qui, en toutes circonstances, la rend « insupportable ». Son trait de caractère ? L’« intempérance de sa langue »… entendez par là quelqu’un passant constamment d’un sujet à l’autre, imposant partout ses opinions et sa personne, disant tout et son contraire, s’affichant en même temps ceci et cela, sans transition ni ménagement. De blabla en baratin, Léonor ne se prive aucunement de semer le trouble dans la famille, provoquer des tensions entre ses sœurs, tout en ayant la fâcheuse habitude de s’imposer à la moindre occasion, quitte à induire un imbroglio de dissensions.

Berquin nous en donne assez vite un exemple : ainsi « dégoisait-elle impitoyablement toute la journée. Quand son père et sa mère s’entretenaient ensemble de choses intéressantes, elle venait étourdiment se jeter au travers de leur discours ». « Les avis et les reproches » qu’on lui adressait n’y servaient à rien, à tel point qu’« elle avait toujours quelque chose à se dire tout haut à elle-même, quand sa langue ne pouvait s’accrocher à personne » (p. 366). Un autre exemple que donne Berquin prend des contours un peu plus drôles : un jour, la fillette, accusant ses sœurs d’avoir égaré son dé à coudre, s’emmêle elle-même dans les pelotes, avant de réaliser que le dé se trouve devant son nez, « embarlificoté dans [s]on écheveau ». Heureusement, l’ouvrage nous apprend que la petite Léonor saisira vite que la vie en société requiert du tact et un égard minimum pour les gens, même si elle aura dû passer par quelques privations pour le comprendre.

À propos d’embarlificotage justement, rappelons que le mot d’emberlificoter a eu meilleure fortune que ses cousins emberlucoquer ou embarelicotter. Il y a même eu un embarelificorelicoter vers 1740 chez Favart (Bateliers de Saint-Cloud, II, 5) : essayez donc de le glisser dans une causerie quelconque, pour voir… Cette accumulation de syllabes n’a quoi qu’il en soit rien d’un hasard : avec pour sens premiers ceux d’« emmêler », « entortiller », « embobiner » ou de manière plus figurée « embrouiller », le verbe sent l’entourloupe et la poudre de perlimpinpin.

Concrètement, l’emberlificotage est au discours ce que le bonneteau est au jeu de cartes : une illusion d’optique, dissimulée dans un tour de passe-passe où l’habileté consiste à faire croire que le 6 de carreau ou l’As de pique est là où il n’est pas. Ainsi Corneille, dans Le Menteur, nous montre-t-il un certain Dorante, entre ici et nulle part, mentir à ce point à tout le monde qu’il en vient à croire à ses propres parjures. Et c’est son père Géronte, exaspéré par de tels penchants, qui décrit le mieux son emberlificoteur de fils : plus que tout, Dorante est la personne du grand n’importe quoi et des « discours en l’air » (V, 2).

Qu’on le nomme Mascarille ou Crispin, Chrysale, Scaramouche, ce personnage-type de la comédie a des côtés attachants, pour peu qu’on s’en tienne à ses acrobaties comiques. En tant qu’être de discours en particulier, il use d’antiphrases et de prétéritions : tantôt faisant dire aux mots le contraire de ce qu’ils signifient, tantôt disant ne pas dire ce qu’il dit tout en le disant quand même. Vous ne comprenez pas tout à fait ? Rien d’incongru : ainsi se laisse-t-on emberlificoter.

L’une des fréquentes astuces du fourbe consiste à faire mine de ne rien vouloir de vous : ainsi Chrysale, dans les Bacchides de Plaute, fait-il semblant de refuser qu’on lui confie de l’argent. Mais bon, puisque vous insistez… De même Crispin, dans le Crispin rival de son maitre de Lesage, empêche-t-il Orgon de dissiper les doutes qu’auraient Monsieur et Madame Oronte à son égard :

La Branche. Vous n'entrerez pas, Monsieur, je vous assure, je ne souffrirai point que vous alliez vous faire dé[figur]er. Si vous leur voulez parler absolument, laissez passer leurs premiers transports.

M. Orgon. Cela est de bon sens.

La Branche. Remettez votre visite à demain. Ils seront plus disposés à vous recevoir.

M. Orgon. Tu as raison ; ils seront dans une situation moins violente. Allons, je veux suivre ton conseil.

Et de concéder à son interlocuteur, comme si ce dernier venait de décider lui-même :

La Branche. Cependant, Monsieur, vous ferez ce qu'il vous plaira, vous êtes le maître.

Ainsi berné, Monsieur Orgon s’en tiendra à ce que lui impose son causeur, tout en s’imaginant rester maitre de lui-même : à la manière de tous les individus de même mouture, La Branche simule autant qu’il dissimule, tel le Golpe de la Trinuzia d’Agnolo Firenzuola ou le renard de Machiavel. Ce que nous rappelle en revanche, à sa mode, la pièce de Lesage, c’est que tout ce que l’on confie à un emberlificoteur passe par pertes et profits, et s’effiloche lamentablement dans la poussière du désastre. Les ressorts du personnage, à quelques exceptions près, sont pour leur part assez communs : une fois en marche, il ne va vraiment ni à gauche ni à droite, ou plutôt s’achemine-t-il un peu dans les deux sens, selon les circonstances. Une fois établi, il persiste à demeurer là, s’imposant autant que possible, usant d’autant de manigances que de besoin pour servir ceux qui ont rendu service à qui leur ont rendu service, et ainsi de suite… Petit glossaire des embrouillaminis :

« bravo à vous » : comprendre « tas d’imbéciles »

« J’y renonce » : comprendre « je m’y prendrai autrement »

« on vous a entendus », pour « on s’en contrefiche »

Cousus de fil blanc, ainsi défilent doubles discours, manœuvres, désordre et confusion générale pour tout le monde : rien de tel qu’un marionnettiste pour manipuler des pantins, et qu’un bonimenteur pour faire illusion.

Malgré un décompte presque impossible, l’une des manières dont on pourrait contrecarrer ce genre d’énergumène consisterait à mener une veille de ses emberlificotages, dont l’inventaire grandit à mesure que s’accroît le répertoire de ses complices et de ses sous-traitants. Ces derniers, d’ailleurs, terminent souvent aussi mal que lui.

En témoigne Le Joueur, de Regnard, où un certain Valère, après avoir tenté d’endetter tout son entourage, finit par se consoler en se disant qu’il pourra sans doute jouer encore, quand bien même personne ne lui donnerait plus aucun crédit. Folie !, clameriez-vous assurément.

Et vous n’avez sans doute pas tort : l’emberlificoteur, à force de n’entendre que soi et de n’imaginer d’autre société que le dialogue qu’il entretient avec lui-même, devient fou.

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