Un article de Cory Doctorow, initialement publié en licence CC-BY-SA sous le titre The End of the Road to Serfdom le 6 novembre 2022 sur Medium : https://doctorow.medium.com/the-end-of-the-road-to-serfdom-bfad6f3b35a9

Pendant la plus grande partie de l’ère moderne, la majorité des habitants du monde riche ont été pauvres, tout comme leurs parents et leurs enfants. La mobilité sociale était plus un rêve qu’une réalité. Les gens étaient pour la plupart nés pour servir, tout comme leurs enfants.
La minorité dirigeante se plaisait à imaginer que les bœufs humains qui travaillaient dans leurs champs et les femmes qui nettoyaient leurs maisons et préparaient leurs repas étaient heureux de leur sort, et se disait choquée et horrifiée lorsque ces domestiques traditionnels cherchaient à améliorer leur condition — que ce soit en participant à la révolution industrielle ou en partant pour une terre colonisée et la promesse de terres volées et de leurs propres domestiques à opprimer.
Bien que les minorités au pouvoir aient été peu nombreuses en nombres absolus, elles possédaient la grande majorité des richesses de leurs nations, et elles exerçaient cette richesse sous la forme du pouvoir politique. Ce pouvoir permettait aux élites de transformer toute chance de mobilité sociale en un mirage : les propriétaires d’usines et les colonisateurs pouvaient former des cartels qui réduisaient les salaires, puis commander des armées de police militarisées pour écraser les syndicats.
Il a fallu les deux guerres mondiales — une orgie de destruction des richesses qui dura toute une génération — pour affaiblir le pouvoir de la classe dirigeante au point qu’elle ne puisse plus noyer le vieux rêve de mobilité et d’égalitarisme.
Après les guerres, les pays riches du monde ont été remodelés.
Les pays riches instaurèrent des réseaux de sécurité sociale ambitieux : enseignement secondaire universel, accès accru à l’enseignement supérieur, subventions à l’accession à la propriété (aux États-Unis) et logements publics (dans la plupart des autres pays riches), soins de santé gratuits pour les personnes âgées et les pauvres (aux États-Unis) ou pour tous (dans les autres pays riches).
Les syndicats devinrent monnaie courante et, avec l’amélioration de la productivité, les salaires augmentèrent. Les luttes pour la justice de genre dépassèrent la campagne pour le vote des femmes blanches aisées et s’étendirent au suffrage universel. Les luttes pour les droits civiques liés à la race, au sexe et à l’orientation sexuelle prirent de l’ampleur et formèrent des alliances les unes avec les autres, ainsi qu’avec les mouvements anticolonialistes du Sud.
Le monde changea. C’était les trente glorieuses — les trente années glorieuses où l’on pouvait rêver d’une vie meilleure pour ses enfants. Mon père, un réfugié né de réfugiés, décrocha un doctorat et une vie confortable de classe moyenne avec une solide pension syndicale. Ma mère, enfant d’un fils aîné d’une famille de 10 issu de la classe ouvrière qui avait quitté l’école à 12 ans pour subvenir aux besoins de sa famille, est devenue la première personne de sa famille à terminer ses études universitaires, à obtenir également un doctorat et à mener une vie confortable de classe moyenne, elle aussi. Aujourd’hui, ils sont tous deux en bonne santé, de vigoureux et actifs septuagénaires : ils n’ont pas de dettes, sont propriétaires de leur maison et ont la garantie de bénéficier de soins médicaux gratuits et d’une retraite confortable.
Historiquement parlant, leurs vies ont été exceptionnelles. Ils étaient issus de paysans et de réfugiés miséreux, hantés par les pogroms. Historiquement parlant, leur sort aurait dû être largement identique à celui de leurs parents, et mon sort identique au leur.
Les trente glorieuses étaient anormales. Le cours normal de l’histoire moderne était la stase. La primogéniture — la pratique consistant à confiner les héritages au fils aîné — garantissait que le nombre de familles riches restait relativement statique et que les grandes fortunes demeuraient intactes au fil des siècles.
Elle garantissait, en d’autres termes, que les gens travaillaient pour eux. Que nous travaillions pour eux.
Les trente glorieuses ont bouleversé tout cela. Les travailleurs ont revendiqué la richesse de leurs sociétés et exigé les mêmes libertés économiques que celles dont les « nantis » bénéficiaient depuis toujours.
Pour ceux qui bénéficièrent d’une mobilité sociale ascendante, ce furent en effet des années glorieuses. Les avantages de l’État-providence n’ont pas été distribués de manière égale ; de nombreux facteurs clés de la mobilité ont fait l’objet d’une ségrégation raciale, mais presque toute personne vivant dans un pays riche pouvait prétendre à sa part de la prospérité de l’après-guerre.
Mais pour les personnes qui avaient autrefois commandé des armées de travailleurs serviles et de domestiques, ces années ne furent qu’une calamité. Après 30 ans de guerre, ils découvrirent que leurs domestiques ne reviendraient jamais pour laver leurs vêtements et récurer leurs sols (« Il est si difficile de trouver du petit personnel de nos jours »).
Pire encore, ces ploucs et prolos voulaient accéder aux lieux calmes et exclusifs que les gens de la haute avaient autrefois revendiqués comme leur territoire exclusif. C’était un énorme affront, à tel point qu’il a donné naissance au sous-genre de science-fiction de la « catastrophe douillette », à savoir des récits dans lesquels une terrible catastrophe frappe notre monde et anéantit la majorité des prolétaires, laissant l’aristocratie se retirer dans des fermes-forteresses et entretenir la flamme de la civilisation.
Comme l’écrit Jo Walton dans son analyse des catastrophes douillettes :
Nevil Shute se plaint dans Slide Rule (NdT : son autobiographie) que sa mère ne pouvait pas se rendre dans le sud de la France en hiver, alors que c’était bon pour sa poitrine, et vous avez probablement lu vous-même des textes où les personnages se plaignent de ne plus pouvoir trouver de domestiques. Asimov avait une réponse charmante à cette question : si nous avions vécu à l’époque où il était facile de trouver des domestiques, nous aurions été les domestiques. La mère de Shute ne pouvait pas se payer la France, mais elle et les personnes qui la servaient dans les magasins avaient toutes accès à des soins de santé gratuits et à une bonne éducation gratuite jusqu’au niveau universitaire et au-delà, et suffisamment pour vivre s’ils perdaient leur emploi. Le contrat social a été réécrit, et les plus riches ont vraiment souffert un peu. J’ai envie de dire « pauvres chéris », mais j’ai vraiment de la peine pour eux. La Grande-Bretagne était autrefois un pays où les différences entre les classes sociales étaient très marquées : la façon dont vous parliez et le travail de vos parents influaient sur vos soins de santé, votre éducation et vos possibilités d’emploi. Elle avait un empire qu’elle exploitait pour soutenir son propre niveau de vie. La situation des années trente était horriblement injuste et ne pouvait pas durer, et la démocratie l’a vaincue, mais ce n’était pas la faute des individus. La Grande-Bretagne devenait une société plus juste, avec des chances égales pour tous, et certaines personnes en ont souffert. Ils ne pouvaient pas avoir leurs vacances, leurs domestiques et leur mode de vie à l’étranger, parce que leur mode de vie exploitait d’autres personnes. Ils n’avaient jamais accordé aux classes laborieuses le respect dû aux êtres humains, et maintenant ils doivent le faire, et c’est vraiment dur pour eux. On ne peut pas vraiment leur reprocher de souhaiter que tous ces gens gênants soient… tous engloutis par un volcan, ou piqués à mort par des monstres.
Le nom de Shute n’est peut-être pas immédiatement reconnaissable pour certains lecteurs, mais des millions de personnes ont lu son roman Le Dernier Rivage et/ou regardé son adaptation cinématographique. Il s’agit d’un roman formidable dans lequel une guerre nucléaire a tué presque tout le monde sur Terre, à l’exception de petites poches au sud de l’équateur, qui sont lentement décimées par les retombées radioactives qui sont progressivement transportées par les alizés. Le roman terrifiant et mélancolique de Shute nous montre un monde presque entièrement purgé des ouvriers arrivistes qui jouent des coudes, raconté à travers les yeux d’un officier de marine aristocrate et stoïque qui attend noblement et calmement sa propre mort.
Dans son ouvrage de référence Le Capital au XXIe siècle, Thomas Piketty et ses étudiants retracent les flux de capitaux dans le monde sur 300 ans, montrant (entre autres) que lorsque la richesse des 10 % les plus riches d’entre nous franchit un seuil, cette classe de capital acquiert la capacité de diriger les décisions politiques : elle peut transformer sa richesse en politiques favorables à la richesse, ce qui la rend plus riche et lui permet de mieux contrôler nos politiques.
Une fois le point de basculement des inégalités atteint, la société devient inexorablement plus inégalitaire et plus injuste, car nos règles changent non seulement pour favoriser les riches, mais aussi pour défavoriser les pauvres (pensez à la façon dont, après la crise financière de 2008, les banques aux poches bien garnies ont été entièrement renflouées et ont versé des millions de dollars de primes aux cadres qui les avaient amenées au bord de la ruine, puis se sont lancées dans une série de saisies frauduleuses qui les ont amenées à voler les maisons des travailleurs en toute impunité).
Cette injustice est déstabilisante. Il est facile de trouver des gens qui se battent pour renverser des systèmes qui sont grossièrement, constamment et manifestement injustes. Cette attitude est parfois qualifiée de « populisme », mais pourquoi les gens devraient-ils faire la queue pour défendre un système qui, de toute évidence, se moque d’eux ?
Selon Piketty, le capitalisme conduit toujours à ce que ce soient les riches qui dirigent, et cela conduit toujours à ce que les folies de ces quelques riches prennent le pas sur les besoins matériels de la majorité, ce qui conduit finalement à une sorte d’effondrement, dans lequel la richesse est détruite et un espace s’ouvre pour une nouvelle société.
Les trente glorieuses se sont arrêtées à la fin des années 1970, lorsque la richesse de la minorité s’est rétablie au point que les 10 % les plus riches ont pu commencer à influencer la politique en leur faveur et au détriment de tous les autres. Lorsque la crise pétrolière de l’OPEP a éclaté, les riches ont dépensé leurs fortunes soigneusement reconstituées pour blâmer les syndicats, les gauchistes et la « libération des femmes » pour la décision des États arabes riches en pétrole de couper l’approvisionnement en pétrole du monde riche.
C’est un non-sens évident. L’OPEP n’était pas motivée par une idéologie antisyndicale, et l’inflation qui a suivi la flambée des prix du pétrole n’a pas été causée par le fait que les travailleurs bénéficiaient d’un salaire décent — elle a été causée par une pénurie de pétrole. Cette pénurie de pétrole aurait provoqué l’inflation, que les travailleurs aient ou non le droit de ne pas être mutilés au travail et que leurs enfants aient ou non droit à une éducation secondaire gratuite.
Mais si imputer l’inflation à des politiques sociales « généreuses » était une absurdité, c’était une absurdité séduisante. Margaret Thatcher, Ronald Reagan, Brian Mulroney et d’autres politiciens néolibéraux ont été portés au pouvoir grâce à une campagne visant à rendre la mobilité sociale responsable des chocs pétroliers.
Une fois que ces politiciens favorables aux ploutocrates se sont emparés de la politique, ils ont entrepris de la remodeler, en attaquant durement les droits des travailleurs et les institutions publiques. Ils ont libéré les monopoles et déréglementé les industries.
Mais surtout, ils ont favorisé le libre-échange.
Après la Seconde Guerre mondiale, chaque personne du monde riche aspirait à posséder un lave-vaisselle, une maison, une télévision, une voiture et d’autres gros appareils et biens matériels. Cette demande gigantesque signifiait qu’il y avait beaucoup de profits à faire : même si les ouvriers d’usine qui produisaient ces articles diminuaient les profits de leurs patrons parce qu’ils étaient syndiqués et gagnaient un salaire décent et exigeaient des avantages sociaux décents, le volume même des articles vendus à la classe moyenne américaine naissante signifiait que ces patrons pouvaient encore devenir très, très riches.
Mais à l’époque de Reagan, la fête était finie. Les gens avaient tout ce dont ils avaient besoin. Ils les remplaçaient de temps en temps et investissaient peut-être dans quelque chose de nouveau, comme un ordinateur personnel ou un magnétoscope, mais le big bang de la demande des consommateurs de l’après-guerre avait fait son temps.
Cela aurait pu marquer le début d’une ère de stabilité : des salaires décents pour les travailleurs qui fabriquaient des nouveautés et de nouveaux produits pour remplacer ceux qui s’usaient, des bénéfices modestes mais constants pour leurs patrons.
C’était l’avenir que Reagan et les néolibéraux cherchèrent à éviter. Si l’Amérique était entièrement cuite, il était temps de rediviser le gâteau.
C’est là qu’intervint le « libre-échange ». Le but des accords commerciaux que Reagan et ses successeurs — républicains et démocrates — négocièrent était de réduire la masse salariale des produits manufacturés.
Si les voitures, les téléviseurs ou les ordinateurs pouvaient être fabriqués dans des territoires à bas salaires d’Amérique centrale ou de la ceinture du Pacifique, où les travailleurs n’avaient pas le droit de se syndiquer et ne bénéficiaient d’aucun droit du travail, y compris en matière de sécurité sur le lieu de travail ou de contrôle de la pollution, ces mêmes biens pourraient être fabriqués à un coût bien moindre que sur le territoire national.
Ensuite, ces biens fabriqués à bas prix pouvaient être vendus au rabais aux travailleurs des pays riches, qui pouvaient les acheter en dollars, en euros ou en livres sterling. Même si ces marchandises étaient vendues au rabais, elles généraient des bénéfices plus importants que ceux que la fabrication sur place pouvait rapporter — la réduction des prix était éclipsée par celle des coûts.
Ce plan pose toutefois un problème : comment les travailleurs des pays riches pourraient-ils acheter des produits bon marché si leurs emplois disparaissent ?
C’est là que la déréglementation financière entre en jeu. La déréglementation financière est la sœur jumelle du libre-échange. Tandis que les pays riches ouvraient leurs portes aux produits étrangers fabriqués à bas prix, ils ont également assoupli les règles relatives à la dette.
Il devint de plus en plus facile pour les « consommateurs » (anciennement : « travailleurs ») d’emprunter de l’argent, grâce à une série de nouvelles manœuvres financières qui avaient été interdites avant les années Reagan. Chacune de ces manœuvres a provoqué une crise qui a conduit à un renflouement, lequel a transféré davantage de richesses aux riches, ce qui leur a permis d’exiger des mesures encore plus risquées qui ont provoqué des crises encore plus graves et des renflouements encore plus importants : la crise des Savings and loan (1986-1995), la crise des obligations pourries, le krach des dotcoms (2000), le krach d’Enron (2001), la crise de 2008 — toutes plus importantes les unes que les autres.
Aujourd’hui, presque tous les gains des trente glorieuses ont été retransférés aux aristocrates : nos écoles et hôpitaux publics sont désormais des « partenariats public-privé » gérés par des fonds spéculatifs d’élite. Nos retraites à prestations déterminées ont été remplacées par des plans 401(k) qui nous mettent à la merci d’un marché contrôlé par nos patrons (NdT : système de retraite par capitalisation géré par chaque entreprise, qui peut disparaître avec elle. Cf. Enron). Nos maisons ont été volées pendant la crise financière, ou grevées d’hypothèques insoutenables, et la richesse qu’elles représentent est dilapidée plusieurs fois, pour payer nos vieux jours, les prêts étudiants de nos enfants et nos dettes médicales.
Le libre-échange a vraiment atteint son apogée en 2001, lorsque la Chine a été admise à l’Organisation Mondiale du Commerce. Une fois la Chine dans l’OMC, les pays riches ne pouvaient plus imposer de droits de douane sur ses exportations, ce qui signifiait que les patrons des pays riches pouvaient licencier leurs travailleurs et délocaliser la production en Chine, où les salaires étaient bas et les protections sur le lieu de travail étaient à la fois rares et peu respectées.
La vision de la Chine en tant qu’usine du monde riche ne concernait pas seulement les « échanges » (c’est-à-dire la suppression des droits de douane), elle prévoyait également que la Chine paie un loyer au monde riche… pour toujours.
Lorsque la Chine a adhéré à l’OMC, elle s’est également engagée à respecter les dispositions de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), un vaste traité sur les droits d’auteur, les marques et les brevets, dont les membres se sont engagés à se payer un loyer pour l’utilisation d’idées et d’inventions.
C’est une idée assez radicale. Les pays pauvres qui sont finalement devenus des pays riches l’ont fait en pillant allègrement les droits d’auteur et autres « propriétés intellectuelles » des pays riches.
L’Amérique révolutionnaire fut le pirate le plus enthousiaste du monde en matière d’inventions et d’œuvres littéraires étrangères jusqu’à ce qu’elle devienne un exportateur net de brevets et de livres, après quoi elle signa des traités internationaux et offrit des droits exclusifs aux inventeurs et auteurs étrangers en échange des mêmes protections pour ses propres exportations intellectuelles.
Le plan de l’OMC pour la Chine consistait à ce qu’elle fabrique tout ce dont nous, les pays riches, avions besoin, mais toujours sous la direction de nos propres dirigeants d’entreprise. Les téléphones, ordinateurs, appareils électroménagers et autres produits que la Chine exportait vers nos côtes seraient « faites » par des entreprises du monde riche, même s’ils étaient fabriqués en Chine. Quelles que soient les richesses générées par les fruits des usines chinoises, une part irait toujours aux personnes les plus riches du monde riche.
C’était le contrat : les ouvriers des ateliers de sous-traitance chinois travailleraient dur chaque heure que Dieu fait pour un salaire de misère. Nous, les prolos, achèterions des produits bon marché en nous endettant. Nos patrons recevraient des loyers des usines chinoises.
La Chine avait d’autres projets.
La Chine n’allait jamais se conformer à l’accord sur les ADPIC. Je veux dire, c’est assez naïf de penser qu’elle le ferait.
Faire de la Chine l’usine du monde riche signifiait rendre la Chine structurellement importante pour le monde riche. Une fois que nous avons éliminé notre propre capacité de production intérieure et que nous ne pouvions plus nous permettre de nous priver de produits chinois parce que nous ne pouvions pas fabriquer nos propres produits de remplacement ou les acheter à quelqu’un d’autre, nous avons perdu la possibilité de punir sérieusement la Chine pour avoir violé les ADPIC.
C’est la raison pour laquelle, année après année, décennie après décennie, on assiste à un concert de hurlements ahuris de la part des nantis du monde riche : La Chine a volé notre propriété intellectuelle !
Sans blague. Bien sûr qu’ils l’ont fait. Ils ont fait exactement ce que l’Amérique coloniale a fait. Ils savaient que vous ne pouviez pas vous permettre de leur imposer un loyer, alors ils ont arrêté de payer le loyer. Comme la droite ne cesse de nous le rappeler, les incitations comptent.
La realpolitik de l’OMC est qu’elle ne sera appliquée que dans la mesure où elle peut l’être. Lorsque Trump a imposé illégalement des droits de douane sur les produits chinois, la Chine n’a pas cessé d’expédier des conteneurs remplis de biens de consommation aux États-Unis, car elle ne pouvait pas se le permettre. De même, lorsque les fabricants chinois ont cloné (et souvent amélioré) des biens provenant du monde riche, les frontières sont restées ouvertes, car sinon nous aurions perdu l’accès à tout.
L’OMC n’a jamais eu pour but de mettre les pays pauvres sur un pied d’égalité avec les pays riches. Si c’était le cas, les pays pauvres auraient pu fabriquer leurs propres vaccins contre le COVID sans l’autorisation des entreprises pharmaceutiques du monde riche, comme ils l’avaient promis en signant l’accord sur les ADPIC.
Nous arrivons en bout de course, maintenant. Il n’y a plus rien que les travailleurs du monde riche puissent vendre ou promettre. Les Républicains sont sur le point de gagner une élection décisive et d’abolir la sécurité sociale. (NdT : les élections américaines de novembre 2022 ont bien vu la victoire des Républicains, mais de peu)
Dans la mesure où ce moment a été prévu par les gens de la haute, ils l’ont savouré. Une fois les transferts de richesse et le droit du travail des trente glorieuses renversés, nous apprendrions à nouveau à tenir nos places.
Nous retournerions dans l’arrière-cuisine, nous réapprendrions à faire des courbettes. Nous cesserions de faire concurrence à leurs rejetons consanguins pour les places dans les meilleures universités et ils pourraient profiter de leurs plages de sable blanc et de leurs forêts sauvages sans que nos accents grossiers ne viennent gâcher l’instant.
Mais aujourd’hui, la Chine est un exportateur net d’inventions et d’idées, et si elle commence réellement à appliquer les dispositions de l’OMC, ce ne sera que dans l’espoir d’empêcher les entreprises américaines d’arnaquer les entreprises chinoises. Les loyers vont se tarir.
Comme Piketty nous en a avertis, laisser les riches décider de la façon dont nous vivrons nos vies précipite toujours une crise. Les dettes ne peuvent pas remplacer les salaires. Les biens bon marché et l’extraction de la valeur ajoutée ne se sont jamais substitués au développement et à l’entretien des capacités de production nationales.
Les riches ont un angle mort gigantesque et persistant : ils s’imaginent que ceux qui les servent sont heureux du statu quo. Ils jouent à la République de Platon en grandeur nature, avec eux-mêmes en rois philosophes, l’or coulant dans le sang. Le reste d’entre nous a du bronze dans les veines et nous devrions nous sentir chanceux d’avoir des dirigeants aussi grands et sages pour nous guider et prendre soin de nous.
Depuis les seigneurs féodaux qui s’imaginaient que les paysans étaient heureux de travailler la terre, jusqu’aux esclavagistes américains qui pensaient que les Africains qu’ils kidnappaient et terrorisaient pour qu’ils travaillent pour eux aimaient la vie de plantation, en passant par les bourgeois qui pensaient que les mineurs de charbon aimaient le « travail honnête » souterrain, les riches ont toujours vécu dans un monde imaginaire où les guillotines sont inimaginables… jusqu’à ce qu’elles deviennent inévitables.
Les riches ont imaginé que les Chinois seraient heureux de payer un loyer pour les idées que les entreprises soutirent aux travailleurs éduqués du monde riche. Ils croyaient que, lorsque la consommation alimentée par les dettes serait à court de garanties à mettre en jeu, nous rembourserions nos dettes en nous engageant dans une servitude volontaire ou, à défaut, que nous creuserions nos propres tombes, ramperions à l’intérieur et tirerions la terre sur nous, en souriant tout du long.
Cory Doctorow (craphound.com) est un auteur de science-fiction, un activiste et un blogueur. Il a un podcast, une newsletter, un fil Twitter, un fil Mastodon et un fil Tumblr. Il est né au Canada, a obtenu la citoyenneté britannique et vit maintenant à Burbank, en Californie. Son dernier livre de non-fiction est Chokepoint Capitalism (avec Rebecca Giblin), un livre sur le marché du travail artistique et le pouvoir excessif des acheteurs. Son dernier roman pour adultes est Attack Surface. Son dernier recueil de nouvelles est Radicalized. Son dernier livre d’images est Poesy the Monster Slayer. Son dernier roman jeunesse est Pirate Cinema. Son dernier roman graphique est IRL — Dans la vraie vie (éditions Akileos). Parmi ses prochains livres, citons Red Team Blues, un thriller noir sur les cryptomonnaies, la corruption et le blanchiment d’argent (Tor, 2023) ; et The Lost Cause, un roman utopique post-Green New Deal sur la vérité et la réconciliation avec les milices nationalistes blanches (Tor, 2023).