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Billet de blog 28 juin 2024

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De l'écologie au Zemmourisme, parcours d'un marginal, d'une radicalité à l'autre

C'est arrivé petit-à-petit, d'une référence à Asselineau glissée à demi-mot, à des remarques douteuses sur des fait-divers. Puis une discussion, un beau jour, sur le régime de Vichy, jusqu'à découvrir qu'il citait Éric Zemmour dans le texte, qu'il avait fini par connaître par cœur. À l'aube de sa soixantaine, mon père, ce pionnier de l'écologie radicale, était devenu réactionnaire.

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    Il faut poser le contexte. Mon père, issu de la grande bourgeoisie, a grandi dans un château du 19e des monts du Lyonnais, avant de rentrer en opposition frontale avec un milieu familial aux valeurs catholiques-traditionalistes particulièrement oppressives. Suite à cette rupture idéologique, il a travaillé dans sa prime jeunesse comme bûcheron en Allemagne, puis a fréquenté différents cercles altermondialistes comme les communautés de l'Arche de Lanza del Vasto ainsi qu'une communauté agricole anthroposophe (le mouvement de Rudolf Steiner). Suite à cela, il s'est installé dans un bout de forêt dont il a hérité, y a construit de rudimentaires cabanes en planches et y a vécu pendant 25 ans, sans électricité ni eau courante. Peu avant sa soixantaine, il a achevé la construction d'une fuste (petite maison en rondin) et installé un panneau solaire, apportant un semblant de confort à une vie de parfait dénuement. 

    Quand j'étais gamin, mon père était connecté au monde avec une vieille radio, un téléphone Alcatel primitif pas même doté de Snake, et d'un ordinateur portable qu'il allumait rarement faute d'électricité (pendant longtemps son seul moyen d'avoir de l'électricité était de se brancher directement à sa batterie de voiture) et qui de toute façon n'était pas connecté à internet. Nous ses enfants faisons partie de la dernière génération à avoir utilisé les cabines téléphoniques, pour l'appeler quand on avait besoin qu'il vienne nous chercher à la gare.
     À cette époque, mon père vivait une vie de forestier marginal. Il cultivait des légumes et petits fruits sur un bout de clairière peu fertile, et s'attelait à transformer ses 16 hectares de monoculture de douglas dévastée par la tempête de 1999 en une forêt diversifiée de fruitiers, châtaigniers et chênes rouges qu'il plantait à la place des arbres arrachés, après les avoir débardés. Il vendait du bois de chauffage, parfois un peu de bois de sciage. Il faisait un chantier de toiture par ci, les vendanges par là, conduisait une vieille golf qui tournait parfois à l'huile, et vivait de très peu. Contrastant fortement avec la paysage bourgeois familial, il se pointait parfois à des réunions de famille, vêtu d'un jean ringard, d'une chemise vieillotte de bûcheron et d'une veste en cuir à la fermeture éclair cassée, entretenant des affinités avec quelques vilains canards de la famille, et des inimités fortes avec les vieux patriarches dominants. 
    Bref, c'était un outsider, décroissant bien avant Jancovici, effondriste avant Pablo Servigne. Enfant, le père d'un de mes amis m'avait avoué comment il admirait sa démarche ultra-radicale, son rejet implacable du consumérisme et de son héritage bourgeois catholique. 

    Dans le milieu des années 2010, à une époque où ses bulletins allait encore à Eva Joly ou José Bové, il s'est procuré un smartphone bas de gamme qui lui a ouvert les méandres du web. Le virage a alors été progressif, en témoignent nos échanges par mail. En 2019, il fustigeait encore "les violences policières à Sivens" ayant mené à la mort de Rémi Fraisse. En 2020, il me faisait découvrir Jancovici en m'envoyant une de ses conférences, témoignant d'un attrait toujours vif de mon père pour la chose scientifique.
Pendant le Covid, il relayait quelques articles vaguement complotistes, mais restait relativement décent pour un anti-système de sa trempe. Quelques curieuses références à François Asselineau, qui semblait susciter un certain intérêt chez lui, me mirent la puce à l'oreille, ce à quoi je lui répondis que je ne voyais pas comment un haut-fonctionnaire qui ne semble pas tellement être sorti de ses cercles politiciens parisiens pouvait incarner quoi que ce soit de radical et de nouveau. Mais ça semblait être un intérêt passager, je ne m'alarmais pas trop. 

    Mais en 2021, surprise, au détour d'une conversation, il dit d'Eric Zemmour qu'il est un "historien érudit". Je sens la dangerosité de la pente, je ne laisse pas passer. Je fais des recherches, passe au peigne fin le parcours de l'étoile montante médiatique propulsée par Vincent Bolloré. Je lui apprends que Zemmour est journaliste et chroniqueur et qu'il a travaillé dans la publicité (quelque chose que mon père est sensé exécrer naturellement), avec aucune mention d'un parcours universitaire d'historien d'aucune sorte. Je mentionne Bolloré, son tremplin artificiel vers le succès.
Pour combler l'ignorance de mon père en ce qui concerne les affaires urbaines, je lui prête "La Force de l'Ordre" 1, de Didier Fassin, professeur d'anthropologie au Collège de France, en espérant que cela lui ouvre d'autres représentations. Il semble s'y intéresser un peu, mais le délaisse assez vite. 
Parallèlement, il continue son engagement militant contre des projets locaux de Centerparcs et de parcs d'attraction, toujours aussi radical quant aux questions environnementales. 
Mais de nouveau, il encense Zemmour, qu'il perçoit comme un pourfendeur du système et dont il regarde les chroniques sur YouTube, qui devient son principal canal d'information. 
Je m'enflamme un peu, je lui dis "lâche ton smartphone et va voir dans les quartiers, voir comment c'est". Mais mon père est un indéboulonnable casanier, qui déteste la ville et n'y mettrait les pieds pour rien au monde.
Quand je découvre le livre de David Graeber et David Wengrow "Une nouvelle histoire de l'humanité", je lui parle de ces villes du néolithique, issues de la culture de Cucuteni-Trypillia et qui accueillaient jusqu'à plusieurs dizaine de milliers d'habitants dans des petites maisons de terre, le tout sans les ravages sociaux et environnementaux de nos agglomérations modernes. L'argument est de dire que la ville n'est pas mauvaise par essence, chose qui demeure fortement ancré dans sa conscience de néo-rural post-soixante-huitard. 
Après un nouvel élan d'amour envers Zemmour, je lui fais un exposé sur les liens de l'oligarchie avec les médias, en Ukraine et Géorgie, en faisant l'analogie avec le couple Zemmour/Bolloré. J'espère lui faire percevoir qu'un polémiste propulsé par un milliardaire, ça doit susciter la méfiance. Il me parle de "séparatisme des immigrés", je lui rétorque en citant Monique et Michel Pinçon-Charlot qui parlent du séparatisme des riches. 
En 2022, dans une conversation plus apaisée, il me parle des "matières scientifiques" qu'il a étudié à l'école et en études supérieurs qui "élèvent l'intellect et l'esprit". 
Raison de plus pour donner encore du crédit à son esprit cartésien, je lui cite des études démographiques (j'ai fait un master en démographie, ça tombe bien) pour démonter le grand remplacement de Zemmour, auquel je sens mon père de plus en plus perméable. 
"15 % de musulmans en France d'ici 2050, ça te paraît être une submersion ?" 2 je lui demande 
Il me répond qu'il n'a pas confiance en mes chiffres.
Plus tard, il fait une envolée contre les "antifas". Les propagandistes de CNews semblent parler directement à travers sa bouche. Comment expliquer autrement le fait qu'il y a encore quelques années, il s'indignait de la mort de Rémi Fraisse, pour maintenant fustiger les mêmes personnes comme "violentes", "casseurs" etc ?
Je lui réponds que les antifas, c'est nous. Ce n'est pas qu'un concept médiatique, une abstraction diabolique de la violence de l'extrême-gauche : les antifas, c'est nous, ses propres fils.

    2022, mon petit frère rompt brutalement avec notre père à cause de ses idées haineuses. Mon père est attristé, mais semble refuser de faire le lien avec ses nouveaux penchants réactionnaires. En tout cas, sa nouvelle ligne n'est pas ébranlée longtemps. 

    En 2023, je lui rappelle que Zemmour n'est pas de son camp. Qu'après les personnes racisées, la cible de l'extrême-droite c'est les assistés et les marginaux. Mon père vit du RSA dans une cabane illégale mais, étrangement, ne voit pas où est le danger. 

    La même année, je lui cite Montaigne en pleines guerres de religion du XVIe siècle : 
"Je m'agace du refus obstiné des protestants de donner à leurs enfants ces anciens noms de nos baptêmes, Charles, Louis, François, pour peupler le monde de Mathusalem , Ezechiel, Malachie" pour lui faire voir la similarité avec Zemmour qui craint les Mohammed et les Fatima. 
Je lui cite Drumont : "Jamais l'envahissement, d'abord doucereux, puis brutal, du juif ne s'est affirmé de façon plus saisissante. La maison est à moi, c'est à vous d'en sortir"(Edouard Drumont, à propos de "l'invasion juive" qui aurait eue cours à la fin du XIXe siècle), pour lui faire comprendre que la haine du musulmans ressemble tellement à la haine du juif, avec les conséquences que l'on connaît. 

    En 2024, alors qu'il s'apprête à voter aux législatives pour un proche de Marion Maréchal, parachuté dans sa circonscription rurale, il m'écrit que "l'histoire du migrant qui prépare un CAP chez un patron, c'est une histoire pour les petits enfants. Certes c'est arrivé, mais à la marge." Je m'insurge d'un propos aussi péremptoire, qui semble être le direct corollaire de Zemmour qui prétend que "les migrants sont tous des délinquants et des violeurs" (plateau de CNews avec Christine Kelly). Il me parle de "migrants dangereux", je lui demande quand est-ce qu'il a croisé un "migrant dangereux". Dans sa zone rurale fortement dépeuplée, on ne croise pas un arabe. Il me répond qu'il ne fréquente guère les endroits où ils "traînent". 
Je lui réponds qu'ils ne traînent pas, qu'ils vivent, tout simplement, comme lui et moi. 

Je lui mentionne une amie chilienne, Tahia, ainsi que le père centrafricain d'une amie, Anaïs, qui pourraient être amenés tous les deux à subir une expulsion, si Bardella arrivait au pouvoir. Il me répond : "Est-ce que c'est vraiment la fin du monde si ta copine Tahia retourne au Chili ?" puis "Anaïs a 33 ans, est-ce que c'est si terrible si son père doit retourner en Centrafrique ?". 
Le père d'Anaïs vit depuis 40 ans en France, mais ne souhaite pas renoncer à sa nationalité Centrafricaine. Tahia est en France depuis 10 ans. Je suis atterré. 

Mais c'est trop tard. Ça fait longtemps que ça l'est. Tous mes efforts, toutes mes recherches et mes lectures n'auront fait que raffermir mes propres positions, sans ébranler les siennes. Mon père n'envisage les populations exilées que comme des "traînards", "dealers" et "délinquants", sauf à la marge, et ne semble pas ému d'imaginer ce qu'impliquerait de "renvoyer les étrangers chez eux". Tout cela à travers une fenêtre sur le monde de quelques dizaines de cm² de cristaux liquides, qu'il aura troqué en échange de ses abonnements au Monde Diplomatique, et à la Décroissance. Il aura troqué sa radicalité écologique pour la radicalité réactionnaire, quitte à s'aliéner la sympathie de ses fils.

Pourtant, il fut un temps où mon père semblait très loin de ces idéaux haineux. Une fois, quand j'étais gamin, alors que j'avais fait une mauvaise blague sur les juifs, mon père m'avait répondu fermement : "on ne fait pas ce genre de blague", avant de m'expliquer que les propos antisémites étaient courant dans la bouche de son père et qu'il n'aimait pas ça. Au-delà de sa radicalité anti-consumériste et écologiste, il avait une certaine conscience de du racisme, de l'antisémitisme et de ce que cela créé. Dès lors comment tout cela a-t-il pu déraper à ce point ?

On peut accuser le terreau familial, fortement perméable aux idées xénophobes, ou bien l'isolement rural et la théorie empirique selon laquelle "moins on voit d'arabe et de noir, plus on est xénophobe". On pourra aussi mentionner que mon père, influencé par des figures comme Pierre Rabhi ou Rudolf Steiner, cultivait en partie "une forme d’écologie non politique, spiritualiste et individualiste" selon les mots du journaliste Jean-Baptiste Malet à propos de la philosophie de Pierre Rabhi. Or il a été documenté que, de façon pas tout-à-fait intuitive, ce type de philosophie pouvait entretenir des affinités avec la pensée réactionnaire.

Une autre explication m'est venue en lisant David Graeber et David Wengrow qui considèrent que "la pensée humaine est fondamentalement dialogique" et que dans le débat, les humains cherchent à "s'influencer réciproquement ou à solutionner ensemble des problèmes". Or mon père, seul depuis longtemps en son ermitage sauvage, ne débat plus guère. Dès lors, la place a été laissé vacante pour les influences virtuelles et le jeu des algorithmes, formidable propagateur de haine.

Mon père n'aura presque jamais regardé la télévision, par défiance. Mais de façon ironique, il est tombé tout naturellement dans le piège de YouTube, et il n'y a rien que je puisse faire pour l'en sortir.

1 Étude sociologique d'une brigade de la BAC en banlieue parisienne, qui relate notamment la violence et le racisme du milieu

2 Données du Pew Research Center, 2017

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