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Billet de blog 13 avril 2020

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Covid-19 : le deuil confisqué

Pour la peste, le choléra ou encore ‘’le corona’’, en temps de pandémie, le corps mort est un corps suspect, condamné à un traitement drastique d’une double occultation. L’abandon des rituels voile le passage de ‘’l’entre deux-mondes’’ pour le rendre autant cruel qu’indécent.

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Notre rapport à la mort et au corps n’a jamais été autant questionné qu’en cette période de crise sanitaire enclenchée par le covid-19. Le quotidien de tout un chacun est désormais rythmé au grès des informations qui fusent de partout sur le nombre de contaminés mais également de morts. Comme persécuté par le spectre de la mortalité, celle des autres mais également et surtout la nôtre, le vécu d’isolement nous plonge dans l'immense incertitude quant à notre sort. Confiné en soi et avec soi, nous effleurons le tragique d’un temps où la mort est différée et différente, où une fêlure dans notre appréciation de la vie se conjugue pour se fixer au seuil de la violence de l'événement de la perte.

Les personnes en situation de détresse sont de surcroit celles qui ont perdu un être cher en temps de pandémie, faisant face aux protocoles de distanciation et de prise en charge des corps dans leur brutalité et dans leur complexité la plus absolue.  Ces barrières infranchissables compliquent indéniablement le processus de deuil. Ne pas accomplir notre devoir ultime envers le disparu, se priver d’un dernier adieu et d’un dernier regard qui atteste et admet la mort, provoquerait chez certains un sentiment de culpabilité de l’abandon et d’impuissance inévitable, tandis que pour d’autres, c’est la colère et l’immense tristesse qui s’accapare d’eux.

Le deuil, n’est-il pas justement une expression sociale de l’inadaptation à la mort, mais également et en même temps une réponse au processus social d'adaptation et cicatrisation de la plaie chez les endeuillés ? 

Qu’en est-il quand ce deuil est confisqué ?

En ces temps périlleux où la déstructuration de l’environnement quotidien barre la route à toute projection dans l’avenir, où le moment présent est redouté, l’incertitude s’installe illico presto. Les assises du psychisme viennent alors à être ébranlées par un ennemi invisible et puissant. Aucune loi individuelle et collective ne résiste encore moins quand la sacralité de la mort est biaisée.

L’histoire des épidémies dans le monde nous renvoie à la forte létalité, mais également aux considérations de prévention de toute contamination en tant qu’éléments qui prennent le dessus sur une réelle obligation au rituel. Pour la peste, le choléra ou encore ‘’le corona’’, le corps mort est un corps suspect, condamné à un traitement drastique d’une double occultation.

Placé dans une housse hermétique enveloppé dans un drap et disposé à la hâte en dehors du lieu de décès, le défunt est transporté hors champ de vision et du temps vers son ultime demeure.

L’abandon des rituels voile le passage de ‘’l’entre deux-mondes’’ pour le rendre autant cruel qu’indécent. Tandis que les rites funéraires permettent en un temps (t) la création d’un espace transitionnel pour les proches du disparu via lequel il traverse l’épreuve de la perte, leur absence confine le deuil même. Leur pertinence, selon Luc Bussières, reviendrait à rappeler ‘’le rôle du rite qui consiste d’abord à prendre acte de la brutalité d’une réalité, la mort, et ensuite de répondre au non-sens de cette mort, à cette rupture et à cette provocation qui ne peuvent être ignorées ni par l’endeuillé, ni par son groupe social. Culturellement, on ne peut rester coi, mais, individuellement, on est sans mot.’’

Voilà qu’à notre insu, la pandémie nous confisque en trois actes les éléments qui nous meuvent : elle s’annonce et nous confine dans un lieu compact. Elle se prolonge et nous confine dans un temps présent. Elle se ramifie et nous confine dans l’incertitude, sans verticalité aucune. Sur un repère cartésien, elle avance malgré nous, et nous fait vieillir croupis et blêmes. Au bout, elle nous empêche de vivre, et nous pousse à compter nos morts. Elle s’accroche par ce fait à nos élémentaires de survie, et nous empêche carrément de reconsidérer nos rites essentiels. Au point de paraître des fois, ôter la sépulture aux morts et nous enterrer vivants dans le confort de nos logis.

Voici venu de fait, de partout dans le monde, ces récits de refus d’enterrements qui se multiplient. De l’Iraq déjà en deuil, en passant par Mumbai et Jakarta ainsi que le Liban où s’entassent des réfugiés Syriens jusqu’aux rives de la Tunisie « révoltée », des regrettés disparus se trouvent ainsi, en plus d’être isolés par la mort, empêchés la sépulture. Les cas foisonnent partout, mais, les raisons convergent en un seul entendement qui se cristallise : c’est un coronavirus !

Quel que soit le paradoxe, ce rejet flagrant qui se manifeste sur des visages similaires, tous pâles de terreur face à cette épidémie soudaine, s'ajoute à nos multiples craintes d'un monde troublé: un rejet différent, un rejet de l'échec par rapport à la norme. Cela montre notre facilité, d'être déjà sur le penchant de la vie, ayant consommé nos pertes.

À voir ainsi cette foule méfiante barrant la route devant des officiers de police, qui accompagnaient un défunt pour l’enterrer à Menzel Bourguiba, dans le nord de la Tunisie, ou cet irakien à la ville de Nahrawan à 35 km de Bagdad, protestant avec les habitants contre les opérations d’enterrements qui se déroulent à quelques pas de chez eux, et ce vieil homme de 65 ans de la banlieue de Malad à Jakarta ravagé par le coronavirus et dont les administrateurs du cimetière refusent de donner l'autorisation d'y enterrer son corps. C’est à croire entendre crier au halo l’archevêque de la paroisse Saint-Eustache « n’enterrez point Molière le comédien, il n’est pas bon chrétien ! »…

Mais, il faudrait par contre, rajouter à nos présents défunts du virus : Ce ne sont guère des malades imaginaires !

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