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Billet de blog 17 septembre 2015

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Jean est-ce masculin ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Un grand nombre de jeunes gens, que la puberté a portés au plein épanouissement de leur sexualité, nous demandent, souvent avec anxiété, ce qui distingue les hommes des femmes. Reconnaissons que c'est une préoccupation cruciale à laquelle il convient impérativement de répondre dans les plus brefs délais en y apportant le plus possible de précision afin que les premiers pas de ces jeunes hommes sur le chemin de la recherche amoureuse ne se soldent pas par un échec.

Désormais nous sommes en mesure de leur procurer la réponse qu'ils attendent avec impatience. À quoi reconnaît-on une femme aujourd'hui ? C'est simple, c'est quelqu'un qui travaille, porte des baskets, un jean, et fait du sport. Quelqu'un qui aussi possède un ordiphone, navigue sur l'internet, joue aux jeux vidéos et même, assez souvent, exhibe des tatouages et des perçages corporels.

À une certaine époque il semble qu'il était possible d'établir une différenciation grâce à la façon de faire pipi, mais maintenant que les techno-sciences nous ont convaincus qu'il était préférable pour notre prostate de pisser assis, (ah ! combien d'erreurs avons-nous commises avant que ces bienfaiteurs de l'humanité ne nous ouvrent les yeux !) nous sommes tous logés à la même enseigne, dans une position qui efface toute différence, et permet même que l'abattant des toilettes reste enfin baissé, ne témoignant plus alors que certaines personnes ont la chance d'uriner debout.

Malgré cette description pourtant fort détaillée, il semble que certains parmi ces jeunes gens soient encore assaillis par les doutes, qui notamment se condensent sur le pantalon, le jean surtout, qui entretiendrait, selon eux, une confusion tenace. D'ailleurs, nous n'avons pas manqué d'interlocuteurs pour nous faire remarquer que Jean est un prénom masculin, ce qui ne peut qu'ajouter davantage au trouble qu'engendre cette difficile question de la différence des sexes.

Notons, et cela ne va pas nous éclairer, que si nous traversons l'Atlantique, Jean devient féminin. C'est, par exemple, ce qui a valu à Jean Yanne de recevoir l'Oscar de la meilleure actrice pour Le Boucher de Claude Chabrol en 1970.

Dans tous les cas, nous le savons par expérience, le secours nous vient de la Culture, et nous pouvons nous en sortir en utilisant l'étymologie de blue-jeans c'est-à-dire bleu-d'Gênes. Même si, comme certains n'ont pas manqué de nous le faire remarquer : « là où il y a de la Gênes il n'y a pas de plaisir. » Peut-être, d'ailleurs, que cela vaut pour les porteurs de bleus-d'Gênes d'une manière générale ? Le plaisir naissant toujours de la différence, il est évident que moins il y a de différence moins il y a de plaisir.

Le bleu-d'Gênes proclamerait donc, de la façon la plus emblématique, la volonté d'effacer toute distinction entre les sexes. Pourtant, au milieu de tout ce fatras technologique qui a envahi nos vies et n'a pas de genre, il affiche malgré tout quelques différences qui renseignent sur le sexe de son, ou de sa propriétaire. C'est ainsi que la coupe, la couleur, de petits détails, comme des coutures ou de fines broderies, par exemple, signalent que nous sommes en présence d'un pantalon porté par une femme.

Il existe aussi un élément qui nous semble encore plus significatif, plus typiquement représentatif d'un désir d'affirmer en dépit de tout sa féminité, ce sont les usures, les déchirures, les éraillures qui ornent désormais nos falzars en toile de Nîmes. Elles sont plus importantes et plus fréquentes chez nos compagnes, ce qui nous invite à tenter de comprendre les raisons de cet état de fait.

La mode du pantalon usé, déchiré, troué, a de quoi surprendre. En effet, il n'y a pas si longtemps, nos mères et nos grands-mères mettaient un point d'honneur à garder leurs vêtements dans le plus bel état possible, et s'employaient à ravauder, à repriser, à recoudre ceux qui portaient les injures du temps de manière à les rendre de nouveau présentables et donc portables. C'était leur fierté que leurs enfants soient toujours bien vêtus, et si on leur en faisait compliment elles étaient heureuses et comblées d'être ainsi reconnues dans leurs qualités de mère de famille.

Il y aurait donc, dans cet engouement soudain pour les pantalons abîmés, une sorte de contre-pied, d'opposition farouche à cette image de la femme bonne ménagère et mère exemplaire.

Nous pouvons aussi y voir une façon de se venger de sa mère, une manière de lui faire honte aux yeux de tout le monde en sortant avec des vêtements immettables. Peut-être, d'ailleurs, est-ce le but inconscient de ces nouvelles mœurs : attaquer la mère, l'humilier, la disqualifier ? Sa propre mère, mais aussi l'image de la mère véhiculée par notre culture, et certainement la mère en soi.

La mise en cause de cette figure maternelle telle qu'elle existait il n'y a pas si longtemps encore, cette manière de la réduire à rien, voire même de la ridiculiser, paraît suffisante pour rendre compte de cette nouvelle mode. Pourtant, elle n'explique pas tout. En effet, ce ne sont pas des robes ou des jupes, des vêtements spécifiquement féminins, qui sont visés, mais des pantalons, c'est-à-dire des habits originellement masculins.

Nous pouvons concevoir alors que, dans ce monde où nous ne supportons plus les différences, où la pornographie a transformé les femmes en proies sexuelles, elles n'ont sans doute pas d'autres solution que d'enfiler des frocs d'homme pour se sentir davantage en sécurité. Mais, cela vient fatalement rogner sur leur identité de femme, sur leur féminité.

User, déchirer, érailler le bleu-d'Gênes serait alors une manière d'installer à nouveau une différence. Ce qui nous permet d'affirmer que nous serions alors en présence de pantalons d'hommes, mais avec des trous de femmes, des trous qui seraient donc le symbole emblématique de la femme.

Ainsi, la féminité, aujourd'hui, s'inscrirait d'une part dans une opposition obstinée à l'image traditionnelle de la mère, et d'autre part dans l'exhibition de ces « trous féminins », mais qui, comme semblent le prouver les bleus-d'Gênes, doivent se vivre comme des déchirures, des arrachements, plutôt que comme les chefs-d'œuvre de broderie de chair que mère-nature aurait offerts à ses filles.

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