Dans une des dernières livraisons du magazine Télérama, deux lecteurs réagissaient à la proposition de simplification de l'orthographe. L'un est professeur de français et l'autre enseignante spécialisée auprès d'enfants handicapés.
Tous les deux accueillaient très favorablement cette proposition et l'on pouvait même déceler qu'ils seraient davantage satisfaits par des mesures encore plus radicales.
Je vais partir de l'écrit du professeur de français, en estimant, avant toute chose, qu'il est de mon devoir de le dénoncer comme agent double, taupe, espion infiltré qui, sous la blouse du professeur de français, cache un partisan de sa destruction. Comment expliquer autrement que quelqu'un qui enseigne notre si belle langue puisse la haïr à ce point, et désirer qu'on la prive, qu'on l'ampute de tout ce qui fait sa richesse et son identité si originale ?
À moins qu'il ne faille comprendre que, au contact de toutes les nouvelles technologies il n'ait été, comme beaucoup de monde, contaminé par leurs ondes, au point de vouloir devenir à son tour un être-machine, un androïde, connecté en permanence à un boîtier qui vit pour lui, et déconnecté de tout ce qui constitue l'âme humaine, à commencer par le langage.
Car, le langage n'est pas un outil technique, un simple code ou, au mieux, un mode d'emploi. C'est un être vivant, et même, dirais-je, un sur-être qui nous dépasse, qui possède en son sein tous les mots, toutes les règles de grammaire, toutes les nuances, toutes les acceptions, toutes les subtilités, au-delà de ce que chacun de nous peut retenir en lui. C'est pour cela qu'il faut qu'il nous dépasse, qu'il n'ait pas de limites, pour que nous ne venions jamais butter contre la moindre borne, aussi loin voudrions-nous aller. En nous offrant un univers plus vaste que nous, insondable, il nous autorise à sans cesse aller plus loin, à nous dépasser, à agrandir sans cesse notre univers, nos connaissances, nos capacités de pensée.
Dès lors, il nous faut comprendre qu'il nous constitue, que nous sommes faits de mots, que ce sont eux qui nous rendent humains et civilisés, qui nous distinguent de l'animal ou de la machine.
Pour nous en convaincre songeons aux enfants sauvages. (François Truffaut a consacré un film en 1970 à l'un d'eux, Victor, trouvé en 1800 dans l'Aveyron) Ils n'ont pas reçu d'éducation, n'ont pas pu intégrer les éléments fondamentaux de notre culture. Résultat : ce sont des enfants qui ne parlent pas, ne disposent d'aucune règle de vie, n'ont développé aucune intelligence, aucun contrôle sur eux-mêmes, et cætera, et cætera. C'est dire que les mots sont essentiels, et que, donc, plus ils seront riches, plus nous seront riches nous-mêmes.
Dans ce registre, il est intéressant de noter que Edgar Rice Burroughs, lorsqu'il donna naissance au personnage de Tarzan, vint butter sur ce problème. Il avait bien compris que son héros ne pouvait pas découvrir tout seul le langage, qu'il ne pouvait pas accéder de lui-même à des comportements civilisés, ni disposer d'une intelligence suffisamment performante sans qu'elle lui soit apportée. Il n'eut pas d'autre solution que de le faire adopter par des singes disposant d'un langage et de capacités très proches des nôtres.
Il est donc clair que si nous touchons au langage, c'est à nous que nous touchons. Si nous le simplifions, c'est nous que nous simplifions, si nous l'amputons c'est nous que nous amputons, si nous le méprisons, c'est nous que nous méprisons.
Puisque, comme nous, le langage est humain, il est logique que, comme nous, il possède ses contradictions, ses mystères, ses secrets, et surtout son histoire, sa généalogie, et donc, il est important que nous nous y intéressions comme nous nous intéressons à tout ce qui nous constitue, à tout ce qui a conduit à notre venue sur terre, à tout ce qui nous y a précédé. L'étymologie c'est l'origine des mots, c'est ce qui raconte leur identité, leur originalité. Simplifier les mots, c'est faire disparaître cela, comme s'ils n'avaient pas d'histoire, n'étaient que notre seule propriété, voire notre propre invention. Comme les adolescents qui s'inventent un roman familial où ils ont été adoptés, et donc ne sont plus les enfants de leurs parents.
D'ailleurs, c'est bien cela la filiation, porter le nom de ses parents. C'est ce qu'on refuse aujourd'hui où, sur l'internet on s'abrite derrière des pseudos, où l'on donne à nos enfants des prénoms inventés qui ne réfèrent à rien, ne relient pas à des saints-patrons, à des grands personnages de l'Histoire, à un membre vénéré de la famille.
Mais il est vrai que, aujourd'hui, nous sommes des adolescents attardés, haïssant nos parents, leurs valeurs, le passé, tous les liens hérités de tous ceux qui nous ont précédés. C'est le modèle de l'internet, un nouvel univers, né de rien, comme auto-engendré. Ou plutôt, nous l'avons aussitôt considéré comme né de notre seul désir, un monde que nous aurions créé à notre mesure, uniquement dédié à satisfaire tous nos appétits. Emportés par cet élan, galvanisés par un narcissisme tout-puissant, nous nous sommes, dans le même mouvement, bercés du fantasme de nous être, nous aussi, auto-engendrés, d'être nés de notre propre désir, et non plus de celui de nos parents.
La rupture avec eux, avec tout ce qui s'est écrit avant nous, avec tous ceux qui nous ont précédés, avec notre histoire, avec celle de la civilisation humaine, a généré un enthousiasme, une folle sensation de liberté, de pouvoir sans limite, d'expansion infini de nous-même et, emportés par cet élan hyperbolique, nous avons commencé à rompre tous les liens qui nous rattachaient aux acquis de notre évolution, et qui nous gênaient aux entournures. C'est ainsi que, progressivement, mais avec sans cesse davantage de frénésie, nous avons tout détruit, l'éducation, l'intelligence, la politesse, le savoir-vivre, l'élégance, la galanterie, la courtoisie, le respect de l'autre, l'autorité, le mariage, la paternité, la famille, les valeurs, les traditions, la morale, les régions, les arrondissements de Paris, le travail, et cætera, et cætera.
Il était évident que ce carnage systématique devait aussi atteindre notre bien le plus précieux : notre langue. En la ratatinant, en l'amputant, en la méprisant, en la gangrénant de la peste venue d'outre-Atlantique, nous lui interdisons d'être ce bien sublime qui nous rendaient nous-mêmes sublimes. En la privant de tout, nous nous privons des univers fabuleux qu'elle nous offrait.
Bientôt, aujourd'hui déjà, nous ne disposerons plus de métaphores, d'allégories, de métonymies, de riches polysémies, d'ouvertures vers d'autres dimensions, d'autres univers, toutes ces qualités du langage qui nous offrent d'autres points de vue, nous transportent dans d'autres mondes, et favorisent un enrichissement, un élargissement infini de nos savoirs, et forcément, puisque nous sommes faits de mots, un agrandissement de la perception, de la connaissance de soi, et comme le langage nous transcende, la possibilité de regarder vers le haut pour nous élever sans cesse, dépasser notre condition première animale et pulsionnelle.
Ce que nous sommes en train d'organiser aujourd'hui c'est la disparition de tout ce qui constitue notre monde humain, et notamment l'ordre symbolique où s'écrivent les lois, où se comprennent les institutions, où se forment les allégories sociales, et aussi la Culture et la morale.
Désormais, ce n'est plus vers le haut, mais vers le bas que notre regard se porte, se borne, sur les écrans, dans ce monde rampant, sans épaisseur, monotone et vide comme ce que l'intérieur de nous-même est en train de devenir.
Il est d'ailleurs intéressant de constater que le langage de l'internet est totalement univoque. N'importe quelle action n'est traduite que par un seul mot qui ne veut rien dire d'autre que ce geste. C'est-à-dire que la chose se boucle toute seule et n'ouvre sur rien d'autre qu'elle-même. Ce qui décrirait plutôt un code technologique qu'un langage. Un exemple me tombe régulièrement sous le nez, avec « copier-coller ». Il s'agit, à n'en pas douter, de deux infinitifs, qui supposent d'être conjugués lorsque l'on change de mode. Or, je rencontre systématiquement « J'ai réalisé des copier-coller » – et non des « copiés-collés », qui respecterait la grammaire française – comme s'il s'agissait d'une formule adverbiale, voire, et c'est sûrement comme cela qu'il faut le comprendre, d'une touche sur laquelle on appuie et qui produit toujours le même signe.
Cette univocité stérile fait penser inévitablement à l'autiste (auto = soi-même) qui vit replié sur lui-même, ne connaît rien d'autre que lui-même. Comme lui, nous ne tressons plus de vrais liens avec les autres humains, et même, pour échapper à ces liens avec les autres ou avec soi-même, nous tentons de devenir des machines, à l'instar de Robocop, ou des milliers d'exemples que nous offre le cinéma, tous ces androïdes sans vie psychique, sans émotions, sans sentiments, disposant juste de quelques codes immuables, univoques, pour nous faire fonctionner.
Déjà nous écrivons comme des machines, avec des machines, en utilisant tous la même police, le même corps de 12, générant les mêmes cliquetis dans les oreilles et dans la tête, ponctués des mêmes émoticônes réductrices, des mêmes siglaisons stériles.
Il n'y a plus ces gestes souples, ces grands mouvements de plume qui inscrivaient leurs arabesques jusqu'au fond de notre esprit, dansaient sur la feuille, dansaient dans nos yeux, dansaient dans notre âme, puis portaient leur danse chez notre correspondant, où ils dansaient sous ses yeux et dansaient dans son cœur, surtout quand ils étaient accompagnés d'un doux parfum ou d'une fleur séchée. Disparus aussi le style qui nous était propre, la calligraphie qui dressait notre portrait en courbes, ou la signature qui n'appartenait qu'à nous. Disparue surtout l'âme dont le langage était le véhicule.
Ces jolies boucles reliaient les lettres entre elles et les prenaient dans une seule forme qui correspondait à un mot. Taper, outre que ça laisse toujours des marques, reproduit à l'infini le même geste qui pose côte à côte des signes que plus rien ne relie désormais. Il est d'ailleurs significatif de constater que le premier signe typographique qui a disparu, dans les noms des villes, dans les prénoms composés, dans les administrations, ait été le trait d'union. C'est un mot fort, l'union. Le nouvel usage réducteur du langage nous le dit tout aussi fortement : elle n'est plus qu'un lointain souvenir, une illusion que les outils actuels de « communication » entretiennent, alors qu'il s'agit bien désormais de « chacun pour soi », et donc de refuser tout lien avec les autres.
J'ai proposé, à ce phénomène délétère, une première explication, en pointant du doigt cette infatuation narcissique contemporaine qui nous pousse à mépriser tous les liens qui nous attachent à notre passé, aux autres, et nous incite à les détruire.
Même si une telle interprétation est largement suffisante pour rendre compte de cette folie actuelle, il ne me semble pas inutile d'en envisager une autre qui ajoute certainement encore de l'huile sur le feu qui consume allégrement les valeurs sur lesquelles notre civilisation humaine était fondée. Et je pense que nous pouvons la découvrir en évoquant les courrier de notre enseignante spécialisée.
Pour éviter de désavantager ses élèves déficients, et de créer des inégalités, elle plébiscite la réforme de l'orthographe, et nous sentons bien que s'il était possible de la simplifier à l'extrême elle serait ravie. Nous pouvons alors estimer que nous avons de la chance, car ses élèves possèdent quand même quelques notions d'orthographe et de grammaire. Si elle s'était occupé d'autistes profonds, elle aurait exigé que nous devenions muets et que nos dictionnaires ne soient plus composés que de pages blanches.
En fait, ce qu'elle réclame, c'est un nivellement par le bas. Elle souhaite que l'on fasse disparaître les différences car elles sont source de souffrance. Et il semble que ce qui fasse tant souffrir aujourd'hui c'est que quelqu'un possède un bien, une qualité que nous n'avons pas. Cela fatalement fait naître un sentiment intolérable d'envie, de jalousie, qui ne peut disparaître que si ce qui fait envie disparaît. C'est ainsi que Caïn a fini par tuer son frère, que l'aîné casse les jouets du petit frère dont il est jaloux, ou que le fils attaque le père parce qu'il envie son pouvoir et ses connaissances.
Dans le cas qui nous intéresse, il s'agit d'interdire à certains de disposer d'une langue plus riche que les autres, voire d'être plus cultivés ou plus intelligents. Dès lors, nous faisons tout pour empêcher ces êtres-là de tirer le moindre plaisir de ces capacités, de ces accès à des bonheurs supérieurs, en disqualifiant la Culture, en détruisant la langue, en les dénigrant, et en leur préférant les plaisirs faciles du jeu, du muscle ou du sexe.
Cette haine envieuse attaque toutes ces figures dans lesquelles nous reconnaissons facilement celle du père, figure de savoir et d'autorité. Mais, une fois que nous l'aurons mis à terre, notre regard va se porter autour de nous, sur ceux qui sont au même niveau que nous, sur nos frères, et soudain nous allons constater qu'ils ont, quiune plus belle voiture, qui un plus beau minois, qui une plus belle compagne, voire tout simplement une plus grosse part de gâteau. Toutes choses qui vont nous faire envie et que nous allons tenter de détruire coûte que coûte, pour que l'envie disparaisse.
Dès lors, il faudra que plus rien ne dépasse, et le nivellement par le bas ira bon train, jusqu'à ce que nous ne soyons pas plus épais que les écrans qui enferment désormais nos vies. D'ailleurs la chose est déjà en place, puisqu'il a été décidé d'introduire les tablettes électronico-arachnéennes dans nos maternelles, de sorte à ce que tous nos enfants ne ressemblent plus qu'à un seul modèle plat et rectangulaire.
Cette espèce d'égalitarisme nivelant par l'ultra-plat est un calcul idiot. D'une part, parce qu'il y aura toujours quelque chose qui dépassera chez l'autre et qui déclenchera l'envie, l'envie qui sera bientôt le seul mode de rapport entre les êtres et donc le vecteur d'une haine inextinguible. D'autre part, c'est nier les bienfaits d'une construction pyramidale de la société. Dans celle-ci le pyramidion, installé au sommet, voit à trois-cent-soixante degrés, et plus loin que tous les autres. Du coup, il a une connaissance extrêmement vaste, la plus vaste de toutes, qu'il peut offrir aux autres. Si, par jalousie nous le faisons tomber de son sommet, si nous ramenons la pyramide à un tas de pierres, cette connaissance va disparaître et tout le monde en sera privée.
Il est très facile alors de comprendre que les élèves de notre enseignante spécialisée seront encore davantage en échec qu'auparavant, et que c'est même toute la société humaine qui sera échec et mat.