Nombre de Syriens n’auraient jamais imaginé la chute du tyran Assad de leur vivant. Pourtant, c'est aujourd'hui le drapeau vert, blanc et noir qui flotte sur Damas, et non plus celui du régime oppresseur. Les images de la répression féroce du régime, qui a broyé les masses populaires depuis le début du conflit, sont légion, et aujourd’hui, ce sont celles de ses prisons-abattoirs qui circulent partout. Ces geôles, symboles de l'exploitation et de la terreur, sont démantelées une à une. De leur effondrement émergent les fils et les filles des peuples arabes opprimés, du communisme syro-libanais aux dirigeants des avant-gardes armées palestiniennes, en passant par les figures emblématiques du Printemps arabe syrien, cette euphorie de la liberté retrouvée témoigne d'une résistance qui renaît dans tout le Levant, là où la répression a voulu étouffer les espoirs d’émancipation. En Europe, au lendemain de la chute du régime de Bachar Al-Assad, les forces de l’extrême droite et une fraction de la droite conservatrice, représentants de l'ordre bourgeois et nationaliste, ont incité les masses de réfugiés syriens, victimes des guerres impérialistes et de l'exploitation capitaliste, à retourner dans un pays dévasté par la guerre et l’intervention étrangère, tout en ignorant les causes profondes de leur exil. Les témoignages des réfugiés syriens ne sont pas uniquement des récits d'exil, mais des témoignages de résistance face à la violence impérialiste et à la brutalité d’un régime bourgeois oppresseur. Ce sont des voix qui dénoncent les causes profondes de la guerre, de l'exploitation et de la répression, tout en éclairant les réalités d’une vie en exil, souvent marquée par le racisme et l’isolement.

Aujourd'hui, nous donnons la parole à A., un réfugié syrien en Turquie, un témoin direct de cette tragédie, pour nous plonger dans les luttes vécues au quotidien, tant en Syrie qu'en Turquie, et pour comprendre la complexité de son parcours. Voici son histoire, un fragment de l’histoire d'un peuple opprimé, qui, malgré la dévastation, continue de lutter pour sa dignité et sa liberté.
“J’ai quitté la Syrie en 2014. Ce n’était pas seulement une question de fuite ou de peur de la mort pour moi ou pour un membre de ma famille. La mort est devenue très facile pour le peuple syrien. Si vous ne mourez pas, vous vivez la mort des centaines de fois dans les prisons du régime syrien. Nous avons décidé de partir lorsque rester est devenu impossible. Mon père était recherché par le régime ; il a été détenu de 1985 à 1996. Il avait 18 ans quand il est entré en prison, et cela suffit à être privé de nombreux droits civils en Syrie. Il a également été l’un des fondateurs du mouvement à Damas au début de la révolution. L’emprisonnement de mon père était dû à sa simple enquête sur ce qui s’est passé dans la prison « TADMUR ». Il s’agit d’une prison qui a été construite par les Français dans les années 1920 au cours de leur mandat en Syrie. Dans les années 1980 et 1990, cette prison devient le principal lieu de détention des opposants politiques sous le régime de Hafez el-Assad, en particulier des membres des Frères musulmans et des communistes. Des milliers de détenus y périssent, que ce soit sous la torture, lors d'exécutions capitales ou durant le massacre du 27 juin 1980. Sous le régime de Bachar al-Assad, ma famille entière est exposée à la mort à cause de l’opposition d’une personne, mon père. Nous avons cherché refuge dans un gouvernorat du sud appelé Deraa, situé dans le sud, en 2012. Un jour, un véhicule militaire m’a arrêté dans ce gouvernorat et j’ai dû rester avec eux pendant une heure entière. Ils m’ont terrifié avec les pires menaces, et s’ils avaient su qui était mon père, je serais certainement mort à l’heure qu’il est. C’est à ce moment-là que nous avons décidé de fuir.
Les conditions de départ de la Syrie étaient terrifiantes. Je n’avais jamais vu ma mère aussi effrayée de ma vie. Nous avons quitté la Syrie et nous sommes dirigés vers le Liban en voiture. De Deraa à la frontière syro-libanaise, il y avait environ 100 km. Nous avons passé plus de 20 postes de contrôle militaires du régime syrien, et à chaque poste, il fallait payer une grosse somme d’argent pour passer. Sans parler des longs délais d’attente et de la terreur psychologique. Une fois entrés au Liban, nous avons ressenti un peu de soulagement. Au début, la vie en Turquie était confortable. Je parle de 2014. Le traitement des autorités turques à notre arrivée était vraiment satisfaisant. Aucun pays, surtout dans le monde arabe, n’accueillait à l’époque les Syriens sans visa. Bien sûr, l’obligation de visa n’avait aucun sens car il n’était accordé à personne ; c’était juste une condition légale destinée à faire paraître les choses légales. Initialement, en Turquie, il n’y avait pas de difficultés majeures, mais les choses sont devenues de plus en plus difficiles. La barrière de la langue était un obstacle majeur, car il n’existait pas de centres dédiés pour enseigner correctement la langue aux réfugiés. Ou peut-être, au début, nous pensions que la révolution syrienne triompherait bientôt et que la situation ne durerait pas longtemps...
Un des nombreux problèmes qui s’est aggravé au fil du temps : le racisme. C’est très douloureux. C’est incroyablement difficile d’être syrien en Turquie. Je peux sentir le mépris de quiconque, qu’il soit instruit ou non, du vendeur ambulant de pain au professeur d’université. Parfois, vous pouvez parler aux gens pendant deux heures dans le plus grand confort, puis ils vous demandent « nerelisin », ce qui signifie « d’où venez-vous ? » Et lorsque vous dites que vous êtes syrien, vous pouvez voir leur visage pâlir et remarquer le changement dans la conversation
Vivre loin de la Syrie en étant en Turquie, est très difficile, bien plus que ce que vous pouvez imaginer. Il est difficile de vivre dans un autre pays que le vôtre, et c’est une réalité que l’on ne peut nier. On ne comprend pas ce que signifie être chez soi tant qu’on ne l’a pas quitté sans pouvoir y retourner. On est obligé d’être patient, non pas par choix, mais parce qu’on le doit.
La semaine dernière, je suis rentré en Syrie et, dès que j’ai traversé la frontière libanaise, je me suis effondré et j’ai pleuré sans arrêt pendant deux heures jusqu’à mon retour à la maison. Cette expérience ne peut être décrite avec des mots ni d’une quelconque autre manière. Il y avait de l’espoir malgré le grand désespoir, même si tout le monde nous avait abandonné. Mais, j’étais certain que ce jour viendrait. Deux mois avant la chute du régime, je n’aurais jamais imaginé que nous puissions revenir en 2024 ; il n’y avait aucun signe, mais le régime a finalement chuté. Je dis toujours à tout le monde que le régime d’Assad est le pire, et la Syrie ne connaîtra pas pire comme période que celle qu’elle a connu ces 56 dernières années. Quant à la situation politique actuelle, on peut juste dire qu’il est impossible de réparer un demi-siècle de dictature en deux mois seulement. Je m’attends à ce que cette phase exige beaucoup de patience jusqu’à ce que nous atteignions la stabilité. Aujourd’hui, la situation en Syrie est néanmoins douloureuse. Les gens sont épuisés dans tous les sens du terme. Sur le plan économique, comme c’est le cas dans toute guerre, il y a des changements importants. Les riches deviennent pauvres et vice versa. En général, les conditions de vie sont très mauvaises par rapport à la situation avant la révolution. Socialement, je vois une marginalisation systématique du peuple par le régime d’Assad.”
Source et crédits
- témoignage de A. , réfugié syrien en Turquie, recueilli par Lila
- article rédigé par Lila