Confronté à l'incapacité de mémoriser un poème de 4 pages qu'il s'est engagé à dire à un important festival de poésie au Canada, il s'interroge sur les mécanismes absurdes de la mémoire qui emmagasine des informations comme, par exemple, de vieux numéros de téléphone ou de rues alors qu'ils ne sont plus d'aucune utilité.
Partant de l'absurdité de ce constat, il se souvient du numéro de la rue ou il a vécu enfant et nous fait remonter le temps de son histoire et de celle du Québec.
Apparemment seul sur scène, il commence par s'adresser au public, les lumières dans la salle sont allumées "comme si" le spectacle n'avait pas commencé. Avec ce procédé, il invite le public à devenir son complice: la scène et la salle ne sont plus qu'un et le public peut participer à la réflexion qu'il veut nous faire partager ; ainsi nous cheminons avec lui sur un pied d'égalité spectateur et acteur.
Il commence par un questionnement : il est invité au festival de poésie québécoise à dire un texte de la grand poétesse Michèle Lalonde : Speak white. Il lui est demandé par les organisateurs - comme il est comédien - d'apprendre le texte par cœur.
Composé de 4 pages le poème semble un tout petit défi pour Robert Lepage qui pense que cet exercice ne sera qu'une formalité.
Il invente un dispositif scénique qui représente la barre d'immeuble de son enfance et qui va se transformant en différents lieux importants et à différentes échelles. Une petite voiture représente le taxi de son père, et Robert Lepage devient, à nos yeux, à la fois l'enfant joueur et le metteur en scène.
887 et ce voyage dans la mémoire nous renvoient à l'histoire même de Robert Lepage, à l'Histoire du Québec dans les années 1960 et à la la lutte des classes entre les pauvres francophones et les anglophones." ’J'ai dû faire un tri important dans mes souvenirs de l’âge de deux ans et demi jusqu’à douze ans et demi. Plein de choses sont réapparues en essayant de retrouver la grande histoire autant que la petite histoire. Car j’ai essayé, comme dans la plupart de mes spectacles de croiser ces deux niveaux et de m’interroger sur ce qu’était le Québec dans les années 1960".
Mise en scène et interprétation : Robert Lepage
Direction de création et idéation : Steve Blanchet
Speak white!
Michèle Lalonde
Il est si beau de vous entendre
Parler de Paradise Lost
Ou du profil gracieux et anonyme qui tremble dans les sonnets de Shakespeare
Nous sommes un peuple inculte et bègue
Mais ne sommes pas sourds au génie d’une langue
Parlez avec l’accent de Milton et Byron et Shelley et Keats
Speak white!
Et pardonnez-nous de n’avoir pour réponse
Que les chants rauques de nos ancêtres
Et le chagrin de Nelligan
Speak white!
Parlez de choses et d’autres
Parlez-nous de la Grande Charte
Ou du monument à Lincoln
Du charme gris de la Tamise
De l’eau rose du Potomac
Parlez-nous de vos traditions
Nous sommes un peuple peu brillant
Mais fort capable d’apprécier
Toute l’importance des crumpets
Ou du Boston Tea Party
Mais quand vous really speak white
Quand vous get down to brass tacks
Pour parler du gracious living
Et parler du standard de vie
Et de la Grande Société
Un peu plus fort alors speak white
Haussez vos voix de contremaîtres
Nous sommes un peu durs d’oreille
Nous vivons trop près des machines
Et n’entendons que notre souffle au-dessus des outils
Speak white and loud!
Qu’on vous entende
De Saint-Henri à Saint-Domingue
Oui quelle admirable langue
Pour embaucher
Donner des ordres
Fixer l’heure de la mort à l’ouvrage
Et de la pause qui rafraîchit
Et ravigote le dollar
Speak white!
Tell us that God is a great big shot
And that we’re paid to trust him
Speak white!
Parlez-nous production, profits et pourcentages
Speak white!
C’est une langue riche
Pour acheter
Mais pour se vendre
Mais pour se vendre à perte d’âme
Mais pour se vendre
Ah! Speak white!
Big dea
l
Mais pour vous dire
L’éternité d’un jour de grève
Pour raconter
Une vie de peuple-concierge
Mais pour rentrer chez nous le soir
A l’heure où le soleil s’en vient crever au-dessus des ruelles
Mais pour vous dire oui que le soleil se couche oui
Chaque jour de nos vies à l’est de vos empires
Rien ne vaut une langue à jurons
Notre parlure pas très propre
Tachée de cambouis et d’huile
Speak white!
Soyez à l’aise dans vos mots
Nous sommes un peuple rancunier
Mais ne reprochons à personne
D’avoir le monopole
De la correction de langage
Dans la langue douce de Shakespeare
Avec l’accent de Longfellow
Parlez un français pur et atrocement blanc
Comme au Viêt-Nam au Congo
Parlez un allemand impeccable
Une étoile jaune entre les dents
Parlez russe, parlez rappel à l’ordre, parlez répression
Speak white!
C’est une langue universelle
Nous sommes nés pour la comprendre
Avec ses mots lacrymogènes
Avec ses mots matraques
Speak white!
Tell us again about Freedom and Democracy
Nous savons que liberté est un mot noir
Comme la misère est nègre
Et comme le sang se mêle à la poussière des rues d’Alger ou de Little Rock
Speak white!
De Westminster à Washington, relayez-vous!
Speak white comme à Wall Street
White comme à Watts
Be civilized
Et comprenez notre parler de circonstance
Quand vous nous demandez poliment
How do you do?
Et nous entendez vous répondre
We’re doing all right
We’re doing fine
We are not alone
Nous savons que nous ne sommes pas seuls.
1968